L’Histoire avec un grand H n’est rien sans incarnation. C’est bien ce que David Geselson a compris avec la pièce Le silence et la peur qu’il a écrite et mise en scène : il est bien plus efficace de raconter un pan d’Histoire - ici l’esclavage, la colonisation aux Etats-Unis… - par ses conséquences sur les individus en l’occurrence, la figure bien connue d’une musicienne noire américaine, Nina Simone.
Il nous explique dans L’Oreille est hardie pourquoi être ainsi remonté aux origines africaines - et amérindiennes - de son héroïne pour la faire revivre sur scène et sous nos yeux :
Le poids de l’Histoire
En applaudissant la réussite formelle de Le silence et la peur, on pourrait presque être envieux et s’étonner : pourquoi ne voit-on pas de pièces de ce genre, avec pour personnage central une figure issue des Outre-mer ? Pourquoi chercher ces thématiques (esclavage, colonisation, racisme, conquête des droits…) au loin alors que l’on les retrouve également en France et qu'elles pourraient faire l’objet de pièces de théâtre ou de films tout aussi édifiants ?
En France, une Histoire sans histoire ?
La réponse de David Geselson est sans doute celle que pourraient faire nombre d’auteurs, de metteurs en scène ou de cinéastes français : l’histoire de l’esclavage puis le combat pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis lui ont davantage été enseignés que l’histoire de l’esclavage en France et dans ses colonies. Faisant de l’une une matière plus familière que la seconde.
La forme d’impérialisme culturel des Etats-Unis avec leur capacité à créer des modèles, des genres, rend sans doute plus "sexy" cette thématique. Ajoutée à cela, la difficulté française à regarder sa propre histoire en face : ceci explique aussi sans doute cela…
À l’origine, était Nina Simone…
Mais n’oublions pas la figure de Nina Simone car c’est bien de l’artiste américaine qu’est partie l’envie de David Geselson de créer ce spectacle. La réécoute de tous ses albums et la lecture d’une biographie - où sont relatées ses doubles origines de descendante d’esclaves d’amérindiens - l’ont très vite entraîné vers le sentiment qu’il ne pouvait pas raconter la femme Nina Simone sans remonter loin dans le temps. Et bien lui en a pris.
Glissements progressifs vers le subtil
En glissant subtilement et de façon récurrente dans le spectacle, de la grande Histoire à la petite histoire ; de la création de l’Amérique par les exterminations massives des peuples natifs et l’exploitation effrénée des Africains à la lutte de Nina Simone pour les droits des Noirs ; ou des oppressions exercées par une nation aux violences conjugales subies par la chanteuse, David Geselson fait admirablement le pont entre conscience politique et émotion, entre manifeste sur scène et spectacle captivant.
Casting transatlantique...
L’interprétation de tout premier ordre joue aussi beaucoup dans la réussite de Le silence et la peur. C’est que David Geselson tenait beaucoup à ce que des artistes noirs américains participent à l’écriture du spectacle sur le plateau, histoire pour l’auteur de ne pas lui-même se retrouver à raconter une histoire qui n’est pas la sienne, ce qui autrement friserait l’appropriation culturelle.
Casting gagnant !
En tête de ce casting "composite", la comédienne Dee Beasnael campe une extraordinaire Nina Simone, qui ne cherche pas à l’imiter mais à restituer l’idée même d’une star de la musique en proie aux doutes, aux peurs, aux obstacles mis devant elle par la société mais aussi par sa famille et certains de ses proches.
L’ensemble de la distribution assure un sans-faute (tout à tour les comédiens interprètent le père, le mari ou la professeure de piano et se font narrateurs de l’histoire de Nina Simone) dans une mise en scène sensible et recherchée (riche idée notamment que de jongler entre le français, l’anglais.. et le ngambay, langue parlée notamment dans une partie de l’Afrique de l’Ouest) et une scénographie à la très belle esthétique.
Écoutez L’Oreille est hardie
Et découvrez tout ce qui a conduit David Geselson à crée Le silence et la peur et à raconter cette histoire où se croisent l’Amérique et l’une de ses enfants les plus charismatiques, Nina Simone. Aussi passionnante à "réentendre" dans cette évocation sur les planches qu’à réécouter à travers les chansons de son répertoire. Retrouvez David Geselson dans L’Oreille est hardie, c’est par ICI !
Ou par là :
"Le silence et la peur" de David Geselson au Théâtre de La Bastille à Paris jusqu’au 27 mars 2023.