Un projet titanesque de douze ans, réparti sur trois continents. Des archives, soigneusement épluchées par l’auteur, dispersées entre l’Allemagne, la France, le Royaume Uni, la Suisse, les États-Unis d’Amérique, les Antilles, le Canada et même la République tchèque. Une imposante bibliographie. Et finalement un livre : "Les bateaux de l’espoir – Vichy, les réfugiés de la filière martiniquaise" (CNRS éditions), du Canadien Éric Jennings, lauréat du prix du livre d’histoire des Outre-mer ce mois de mai.
Dans cet ouvrage passionnant, l’auteur raconte comment des milliers de réfugiés venus en France pour fuir les persécutions d’Adolf Hitler, du général Franco et de Benito Mussolini, internés d’abord dans des camps à Vichy après la débâcle de la France en juin 1940, ont bénéficié de "la filière martiniquaise". Les réfugiés "comprennent aussi bien des républicains espagnols que des dissidents antinazis autrichiens et allemands, des antifascistes italiens, des juifs venus de toute l’Europe ou patriotes de nombreuses nationalités aux croyances et aux horizons divers qui cherchent à poursuivre le combat. Beaucoup sont recherchés par les nazis", écrit Éric Jennings.
C’est en Martinique, pourtant sous la coupe du régime collaborationniste de Vichy, qu’environ 5000 d’entre eux vont trouver le salut, les autres nations occidentales étant peu favorables à l’accueil de ces migrants aux idées souvent révolutionnaires et progressistes. Parmi ces derniers, une importante proportion d’artistes et d’intellectuels, comme l’écrivain français André Breton, chef de file du mouvement surréaliste, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, la romancière Anna Seghers et le poète juif allemand Walter Mehring.
L’exilé et surréaliste André Breton y rencontra la revue Tropiques fondée par Aimé Césaire, son épouse Suzanne et René Ménil. Il en découla une véritable confluence entre surréalisme et négritude. Aux Antilles, nombre de réfugiés de 1940-1941 établirent des liens durables entre eux, mais aussi avec des dissidents locaux qui articulaient à ce même moment leur propre idéologie d’émancipation, voire de libération.
Éric Jennings
Pour l’historien canadien, la Martinique deviendra, avec l’arrivée des réfugiés, le foyer d’une "synergie intellectuelle" qui allait marquer les courants anticolonialistes naissants. La rencontre avec les écrivains débarquant sur l’île allait par exemple, pour Aimé Césaire, affiner sa critique du fascisme et de l’impérialisme, que l’on allait retrouver dans le célèbre "Discours sur le colonialisme", paru en 1950.
Mais la filière martiniquaise fut brutalement stoppée en juin 1941. Éric Jennings précise : "non sur insistance des Allemands, ni même en raison de la menace des sous-marins, mais principalement en raison d’inquiétudes américaines au sujet de passagers dont les noms présentaient une consonance germanique". L’auteur examine toute la complexité de la situation, et l’ambiguïté des autorités françaises, mélange de pragmatisme, de xénophobie, d'humanitarisme, et de volonté de se débarrasser d’ "indésirables".
Extrait (sur Aimé et Suzanne Césaire, Edouard Glissant et André Breton)
"En décembre 1939, le couple revenait justement en Martinique, muté sur deux postes d’enseignants à Fort-de-France. Cela nous ramène au jeune professeur qu’était Aimé Césaire, occupant à l’avènement du régime de Vichy son tout premier poste au Lycée Schoelcher, le plus prestigieux établissement scolaire des Antilles françaises. Édouard Glissant, qui avait treize ans à l’époque, se souvient des classes de première et terminale conviées en 1941 à un dialogue avec André Breton. Césaire venait justement de donner un cours sur le surréalisme. La rencontre avec Breton, pape du surréalisme, dut constituer une remarquable ressource pédagogique. Breton était un iconoclaste né. Il tenait les élèves en haleine. Bien que trop jeune pour avoir appartenu à cette classe, Glissant se rappelait s’être mêlé au groupe et avoir écouté ébahi un cours impromptu donné par le surréaliste, assis sur un banc du parc de la Savane, un lieu central de Fort-de-France."
♦ "Les bateaux de l’espoir – Vichy, les réfugiés de la filière martiniquaise", par Éric Jennings - CNRS éditions, 328 pages, 25 euros.