Alexane* n'a pas beaucoup de temps. Elle doit visiter un appartement. L'occasion, peut-être, de quitter la résidence étudiante dans laquelle elle vit depuis un an. Mais l'enseignante de 43 ans a du mal à y croire. "A priori, je n'ai pas l’argent pour, sans garantie de négociations avec la banque, c'est complètement ridicule", souffle la Guadeloupéenne.
Avant de retrouver son île pour les vacances scolaires, l'enseignante néo-titulaire a donné rendez-vous à un de ses collègues dans une bibliothèque universitaire en région parisienne. Objectif de la réunion : envoyer un mail conjoint au recteur de l'académie de Versailles pour alerter sur leur situation. À ce jour, les deux enseignants n'ont toujours pas reçu leur prime spécifique d'installation.
Une prime dédiée aux enseignants ultramarins
Selon le décret du 20 décembre 2001, cette prime est versée "aux fonctionnaires dont la résidence familiale se situe dans un département d'outre-mer ou à Mayotte et qui sont affectés en métropole à la suite de leur entrée dans l'administration, s'ils y accomplissent une durée minimale de quatre années consécutives de services".
Tout comme Alexane, Jordan a été affecté à l'académie de Versailles pour sa première rentrée en septembre 2023, après avoir passé le concours en Guadeloupe. Comme de nombreux Ultramarins, les deux professeurs auraient aimé rester dans leur territoire, auprès de leurs proches. "On nous a obligés à quitter nos territoires et à certains égards notre arrivée ici n’est pas facilitée", s'agace Alexane.
"On doit tout recommencer, tout racheter"
Pour Jordan, c'est une première. Pendant plusieurs mois, le Guadeloupéen est touché par ce "coup de blues" souvent vécu par les Ultramarins qui s'installent dans l'Hexagone. Par chance, il est hébergé par de la famille qui vit non loin de son établissement, ce qui lui évite des frais supplémentaires. Alexane, elle, retrouve ses automatismes de francilienne dix ans après avoir quitté l'Hexagone : "Quand on revient 10 ans plus tard, on doit tout recommencer, tout racheter. Les vêtements d'hiver, les recherches de logement..."
Pour couvrir tous ces frais, Alexane vend sa voiture. Mais ce n'est pas suffisant. En raison de sa récente intégration dans la fonction publique, le coût de son déménagement n'a pas été couvert par le rectorat. "J’ai encore des cartons à faire venir de Guadeloupe, mais je n’ai pas les moyens de le financer pour l’instant", ajoute l'enseignante.
Une prime à verser "lors de l'installation"
Divisé en trois fractions, le premier versement de cette prime doit être payé "lors de l'installation du fonctionnaire dans son nouveau poste" indique le texte de loi sans préciser de délai exact. "C’est évident que cette prime, elle est importante et qu’elle doit être payée rapidement, insiste Clarisse Laprugne, militante au Syndicat national des enseignements de second degré - Fédération syndicale unitaire (SNES-FSU) de Versailles. D’autant plus qu’on sait que le métier d’enseignant n’est pas payé à hauteur de ce qu’il devrait. Les collègues avec leur salaire ne peuvent pas s’installer correctement en région parisienne quand ils viennent d’Outre-mer."
Pour alerter sur cette situation, le député guadeloupéen Elie Califer a sollicité le gouvernement. "C'est une question de justice, on ne peut pas avoir deux poids deux mesures, dénonce le député. Cela arrive souvent que des enseignants ultramarins ont des soucis à faire entendre leurs droits." Avec l'annonce de la dissolution et les législatives anticipées, le sujet a été mis de côté. Mais le député Elie Califer compte bien revenir à la charge à l'Assemblée nationale dès le mois de septembre pour demander "une clarification".
Pour justifier ce retard de versement, le chef de la division du personnel de la section d'Alexane a invoqué une "évolution de situation" dans son statut, ce qui a nécessité un nouveau calcul du montant de la prime. Contacté, le rectorat n'a répondu à nos sollicitations. Dans le cas de Jordan, sa demande de mutation en Guadeloupe a gelé la procédure, qui a donc été relancée au mois de mars. Un retour à zéro dans la lourde machine de l'administration.
Une procédure lourde
"La prime spécifique d’installation, comme c’est des montants importants, c’est encore plus lourd que les prestations sociales par exemple", précise Clarisse Laprugne. Chaque année, le syndicat reçoit plusieurs sollicitations de collègues qui s'étonnent de la lenteur de la procédure. Mais selon la syndicaliste, ces retards de traitement ne sont pas propres à cette prime.
Les services de gestion, comme partout, sont souvent soumis à tensions, et dans les services de rectorat, il y a des problèmes de sous-effectifs, on le sait et on le déplore. C’est problématique parce que les collègues comptent sur ce paiement, engagent des frais et puis ne le reçoivent pas, donc ça les met souvent en difficulté.
Clarisse Laprugne, militante au SNES-FSU de Versailles
"C'est usant psychologiquement, avance Jordan. C'est une attente encore anxiogène pour une prime qui aurait dû être versée dès l'installation." Pour Alexane, l'angoisse concerne surtout son portefeuille. "C'est le chaos. Financièrement, j'ai la corde au cou", confie-t-elle. Depuis des mois, Alexane attend de la part du rectorat un justificatif pour prouver à sa banque qu'un virement va arriver. Elle ne l'a reçu qu'au courant du mois de juillet. Dans ce document, il est mentionné que le virement arrivera "au plus tard fin octobre". En attendant, "la galère continue".
*Les prénoms ont été modifiés