Témoignages. "On est complètement perdu..." L'attente interminable des Calédoniens bloqués en transit

Des centaines de Calédoniens sont bloqués à l'étranger, en transit pour rejoindre la Nouvelle-Calédonie. Comme Cindy, incapable de rejoindre sa famille pour assister aux funérailles de son père.
Depuis la fermeture de l'aéroport de La Tontouta à Nouméa le 14 mai, des centaines de passagers sont en attente à Tokyo, Singapour, Brisbane ou aux îles Fidji. Vivre la mort d'un proche à distance, difficultés financières et médicales, le quotidien de ces Calédoniens bloqués tourne au cauchemar.

À bout de nerfs, Fabian quitte la rame du métro japonais. Il s'assoit dans un coin, et pleure sans pouvoir s'arrêter. Comme paralysé, il n'arrive plus à se relever. "On commence à saturer", souffle l'artiste de 43 ans. Installé au Tobu Hotel à Narita, non loin de Tokyo, Fabian devait rentrer en Nouvelle-Calédonie le 18 mai. 

Dans cet hôtel qui jouxte l'aéroport, ils sont plus d'une vingtaine de Calédoniens bloqués depuis la fermeture de l'aéroport de La Tontouta, le 14 mai dernier, au lendemain des premières émeutes à Nouméa. Depuis la fenêtre de sa chambre, Cindy regarde les avions atterrir et décoller, avec l'espoir qu'elle puisse être à bord de l'un d'entre eux. 

"Normalement, je serais rentrée à temps"

Sur le Caillou, sa famille l'attend pour pouvoir organiser les funérailles de son père, décédé il y a une semaine d'un cancer fulgurant. "Normalement, je serais rentrée à temps", soupire l'étudiante en lettres à Besançon, qui espérait rejoindre son père avant son décès. "Normalement", Cindy aurait dû atterrir à Nouméa le mercredi 15 mai. C'est dans l'avion qui reliait Paris à Tokyo, parti le 14 mai de la capitale française, qu'elle apprend que sa correspondance ne sera pas assurée. 

La Calédonienne se rend alors au comptoir d'Aircalin à l'aéroport de Tokyo. "Ils nous ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour nous, qu'il fallait réserver une chambre d'hôtel sur Booking.com", raconte Cindy. En pleurs, l'étudiante est aidée par d'autres Calédoniens arrivés du Vietnam. Ils réservent pour quelques jours au Tobu Hotel, puisque l'aéroport de Nouméa devait initialement reprendre ses rotations le 21 mai. Une date depuis décalée au 23 mai, puis au 25 et maintenant au 28 mai.

Une "charge mentale"

"À force de réserver deux jours par deux jours, il y a le risque qu'il n'y ait plus de place dans l'hôtel", ajoute Fabian. Certains passagers en transit ont été contraints de trouver un autre hôtel pour 24 heures, et le changement de chambre tous les deux jours ajoute une "charge mentale" aux voyageurs. "Pendant le battement, il y a plusieurs heures durant lesquelles on ne peut pas avoir de chambre, on se retrouve donc avec nos bagages dans le hall", souligne Cindy.

Depuis quelques jours, elle réfléchit à la possibilité de dormir chez un Français expatrié à Tokyo, qui a proposé un toit aux Calédoniens en difficulté. Une solution privilégiée par certains voyageurs, pour éviter de débourser des frais d'hébergement, non pris en charge par la compagnie. 

En deuil, Cindy quitte rarement sa chambre d'hôtel, depuis laquelle elle a une vue sur l'aéroport.

"Le problème, c'est que je suis pendue au téléphone toute la journée, entre ma mère, mon frère et mes amis qui sont en Nouvelle-Calédonie", explique la jeune femme, très inquiète pour ses proches.  En plein deuil, Cindy préfère rester seule dans sa chambre d'hôtel, qu'elle quitte très rarement : "J'ai essayé une journée de sortir, mais je n'ai pas réussi à me changer les idées".

Des coûts imprévus

L'hôtel étant situé en pleine zone aéroportuaire, les activités sont rares, tous comme les options de restauration abordables. Ceux qui ont les moyens passent la journée à Tokyo pour "changer d'air". " Les voyageurs qui restent à l'hôtel n'en peuvent plus, mais rien que pour se rendre à Tokyo, il faut compter au moins 2 000 yens", soit une dizaine d'euros, résume Fabian, en vacances au Japon.

Pour atteindre la capitale japonaise, il faut compter plus d'une heure de trajet. Sur place, les calédoniens doivent se débrouiller sans Internet sur leur téléphone. Ils n'ont pas forcément de puce adaptée au Japon, à moins de souscrire un forfait exceptionnel, encore synonyme de coûts. 

"On ne veut pas trop s'éloigner de l'aéroport, au cas où on nous appelle pour un vol."

Fabian, Calédonien en vacances au Japon

L'aide indispensable des proches

" On essaie de faire des promenades, des activités qui ne coûtent pas cher", explique Julie, arrivée le 15 mai de Paris. Pour cette fonctionnaire territoriale, la chambre d'hôtel, à raison de 80 à 100 euros par nuit, n'était plus abordable. La trentenaire a opté pour des "capsules", ces cabines typiquement japonaises, qui proposent uniquement un lit individuel. "C'est comme une petite cage, mais c'est un moyen de réduire les coûts", avance-t-elle, résignée.

C'est grâce au virement de ses proches que Julie peut continuer à se loger et à se nourrir à Tokyo. " Je me suis dit que j'allais finir par dormir à l'aéroport", confie la trentenaire. Sans certitude sur la date de reprise des vols, qui est décalée de jours en jours, les passagers en transit sont dans l'incapacité de planifier leurs dépenses. 

" On se ruine pour survivre"

À 5 000 kilomètres de là, les dépenses inattendues de ce séjour forcé pèsent aussi sur les Calédoniens en escale à Singapour." On est en train de se ruiner pour survivre dans cette ville", s'impatiente Vaïoana, retenue à Singapour avec sa mère depuis une semaine. Partie le 16 mai du sud de la France, la vingtenaire assure avoir appelé l'agence de voyage Go To Gate avant son départ pour connaitre la marche à suivre, étant donné que l'aéroport de Nouméa était fermé depuis deux jours déjà. 

" Ils nous ont dit qu'on pouvait partir et que si on ne prenait pas notre vol, les billets seraient perdus. Finalement, on se retrouve bloquées à Singapour, qui est une ville particulièrement chère."

Vaïoana, Calédonienne bloquée à Singapour

Dans l'impossibilité de se payer un hôtel, Vaïoana et sa mère, dépendent de leurs proches pour financer leur hébergement. À cette angoisse financière s'ajoutent des difficultés médicales. Certains voyageurs doivent suivre un traitement, et leur stock de médicaments n'est pas illimité.

Des difficultés médicales

" Ma mère est diabétique, elle fait de l'hypertension et elle supporte mal la chaleur", liste Vaïoana. Cette semaine, sa mère a fait un malaise dans la rue. Sans Internet sur son téléphone, elle était incapable de trouver le numéro des secours à Singapour. 

"Tout est très différent de chez nous, on est complètement perdues", s'énerve-t-elle. C'est finalement grâce à l'aide de passants que Vaïoana parvient à amener sa mère aux urgences. Sur place, un scanner lui est prescrit, en raison de ses antécédents médicaux. Un examen qu'elle n'a pas pu passer en raison de son coût. " Je n'avais pas l'argent", souffle Vaïoana.

Des effectifs réduits chez Aircalin

Après l'annonce de la fermeture de l'aéroport, la compagnie Aircalin, qui dessert la Nouvelle-Calédonie, a prévenu qu'elle ne payerait pas les frais d'hébergement des passagers bloqués en dehors du territoire. " La situation des personnes bloquées à l’extérieur et en Nouvelle-Calédonie est prise en considération par les autorités locales et internationales pour étudier des solutions de rapatriements", a déclaré la compagnie aérienne sur sa page Facebook le 24 mai. Le call center de Nouméa n'a pu reprendre du service que ce mercredi, et avec "des agents en effectif très réduit". 

À Singapour, une cinquantaine de passagers a tout de même pu bénéficier d'un hébergement financé par le gouvernement calédonien. Ils étaient en vol entre le 13 et le 14 mai, date à laquelle La Tontouta a été fermée. "Aircalin assure l'hébergement en ce moment de certains passagers qui sont bloqués à Singapour ou à Tokyo", a expliqué Vaimu'a Muliava, membre du gouvernement chargé de la fonction publique. Avant de préciser : "On ne pourra pas le faire ad vitam aeternam. C'est pour cela qu'on dit : un jour de plus, c'est un jour de trop."

Cette semaine, la province Sud a annoncé la mise en place d'une aide financière exceptionnelle pour ses "ressortissants les plus précaires". Les habitants des autres provinces sont invités par Aircalin à se rapprocher de leur collectivité.

La solidarité des expatriés

Les autres peuvent compter sur la solidarité des expatriés français. Installée depuis 12 ans à Singapour, Ramona s'est interrogée sur l'assistance qu'elle pouvait apporter à ses compatriotes. Aux côtés d'un autre Calédonien, elle finit par créer un groupe WhatsApp pour regrouper les voyageurs bloqués.

" C'est tout bête, mais il y a des gens qui sont venus faire une lessive à la maison, ou d'autres qui cherchent un médecin francophone. C'est important qu'ils sachent qu'il y a une porte ouverte si besoin, et qu'ils ne sont pas seuls."

Ramona, Calédonienne expatriée à Singapour

 

Une trentaine de personnes a rejoint la discussion. Certains se sont réunis dimanche dernier lors d'un déjeuner. " À présent, ils organisent eux-mêmes leurs propres activités pour se retrouver", se réjouit Ramona. 

Selon la compagnie aérienne Air Calédonie, plus de 12 000 voyageurs, au départ et à l'arrivée de Nouméa, seraient affectés par l'annulation des vols entre le 14 et le 28 mai.