En juillet 2014, un rapport sur les problématiques pénitentiaires ultramarines était remis à la garde des Sceaux. Un blocage persiste : l'absence Outre-mer d'un Centre national d'évaluation, passage obligé pour la libération conditionnelle des détenus longues peines. Dernier volet de notre enquête.
Miradors, fossés, barbelés, la totale. Bienvenue au centre pénitentiaire sud-francilien, un établissement situé à Réau (Seine-et-Marne), inauguré à l'automne 2011. Signe caractéristique : il accueille l'un des trois sites du Centre national d'évaluation (CNE). Une structure qui n'existe pas dans le système carcéral en Outre-mer.
D'un pas décidé, la directrice du CNE de Réau, Loetitia Lebrun, guide La1ère à travers les bâtiments de la prison. Première grille, elle sonne, biiiiiiip, lance de tonitruants "bonjour bonjour", récupère un énorme trousseau de clés, clic clic clic, ouvre une deuxième grille, adresse de larges sourires aux surveillants, clic clic clic, referme derrière elle, serre des paluches à tout va, salue quelques détenus en jogging, clic clic clic clic clic… Une quinzaine de grilles plus loin, nous y voilà.
Le CNE, une "expérience à part"
Sur deux étages, de lourdes portes rouges abritent une cinquantaine de cellules individuelles, toutes conçues sur le même modèle. Un peu plus de 10 mètres carrés, une fenêtre à barreaux et caillebotis, douche et toilettes. "Ici, les détenus sont vraiment choyés, explique la directrice. Le CNE, c’est vraiment une expérience à part. On peut leur donner le confort et l'attention qu’on n’a malheureusement pas le temps ni les moyens d’apporter aux autres."
Dans ce quartier bien particulier de la prison de Réau, en région parisienne, des hommes et des femmes affluent de toute la France (ou presque, on y vient). Pendant six semaines, ils sont observés, entendus, évalués... Et repartent munis d'un rapport détaillé, d'une trentaine de pages, rédigé par une équipe pluridisciplinaire (un conseiller pénitentiaire, un ou plusieurs psychologue(s), un surveillant et un membre de la direction) : bon pour tel ou tel établissement, avis favorable à une remise en liberté conditionnelle, risque important de récidive...
Le CNE, à quoi ça sert ? Dans le système judiciaire français, si l'on a écopé d'une longue peine (15 ans au moins) et/ou si l'on a commis certaines infractions (plutôt graves, pour le dire de façon triviale), impossible d'obtenir son affectation initiale, ou sa remise en liberté conditionnelle, sans passer un mois et demi au CNE. Pour en savoir plus, jetez un œil au document ci-dessous.
L'absence d'une telle structure en Outre-mer pose de sérieux problèmes. Une poignée de détenus ultramarins se résignent à choisir l'option "perpétuité réelle". Non pas qu'ils tiennent à rester derrière les barreaux jusqu'à ce que mort s'en suive, mais le passage obligatoire par la case "métropole" les rebute. Ils préfèrent donc renoncer à leur demande de libération conditionnelle.
Réponse du gouvernement français ? "Lorsqu'une personne condamnée par une juridiction d'Outre-mer refuse de rejoindre le territoire métropolitain, il est pris acte de sa décision tout en lui notifiant un document aux termes duquel lui sont rappelées les conséquences de son refus quant à la mise en place d'un projet d'aménagement de peine ultérieur", fait-il observer devant la Cour européenne des droits de l'homme (dans une affaire en cours qui l'oppose à un détenu ultramarin).
Certains ne sortiront jamais...
"Certains ne sortiront jamais", se désole une avocate spécialisée en aménagement de peines. "Le passage par le CNE est une perspective assez terrifiante, poursuit-elle. Ce n'est pas faute d'essayer de convaincre les détenus que c'est pour leur bien... Pour certains Polynésiens par exemple, il y a toujours l'angoisse de se retrouver à des milliers de kilomètres. Ce n'est déjà pas évident pour des détenus métropolitains, alors pour des prisonniers ultramarins, encore moins !"
Pierre Just Marny
Souvenez-vous, Pierre Just Marny. Ce Martiniquais a longtemps figuré sur la liste des "plus anciens détenus de France". Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité à l'âge de 20 ans (à noter que son procès pour meurtres avait été dépaysé à Paris), il en a passé 48 derrière les barreaux, avant de se pendre dans sa cellule de Ducos, le 7 août 2011. Il ne supportait pas l'idée de devoir retourner en métropole (devant le CNE, donc) pour obtenir sa libération conditionnelle, lui qui avait dû attendre plus de 40 ans dans l'Hexagone avant d'être transféré sur son île, en mai 2008.
"Bien sûr, il avait de lourdes séquelles psychologiques – on ne sort pas indemne de tant d'années de prison. Cela dit, avec son traitement médical, il était plutôt stable. Mais quand il appris qu'il fallait repartir à Fresnes pour obtenir un aménagement de peine, il s'est braqué. Et son état psychologique s'est dégradé... ", se souvient l'un de ses avocats, le Martiniquais Philippe Edmond-Mariette.
Les membres du CNE traitent aussi des affectations initiales. Tels des "conseillers pénitentiaires d'orientation", ils aident les détenus en début de peine à intégrer la prison la mieux adaptée (en fonction du nombre d'années à purger, du profil pénal, de la formation envisagée…).
Mais là encore, certains prisonniers d'Outre-mer sont complètement réfractaires, constate le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Terrifiés à l'idée de ne jamais revenir dans leur territoire d’origine ("une peur totalement infondée", selon la directrice du CNE de Réau), ils refusent de faire le déplacement. Ils stagnent alors en quartiers "maison d'arrêt" (les plus surpeuplés) au lieu d’être admis en quartiers "centre de détention" (voir les différentes structures pénitentiaires).
Quant aux Ultramarins qui acceptent ce passage temporaire par la métropole, c'est toute une expédition : un vol aller-retour, escorté par deux gendarmes (au moins)."C'est le prix à payer pour rencontrer ces détenus dans un cadre neutre, qu'ils viennent de Ducos en Martinique, de Corse ou du pays basque", justifie Loetitia Lebrun, la directrice du CNE de Réau. "L'idée du lieu neutre, c'est effectivement de dépayser un petit peu. Mais entre dépayser et déraciner, il y a une marge !", nuance une avocate.
Le projet est d’ailleurs à l'étude depuis quelques mois au ministère de la Justice : créer un Centre national d'évaluation "ambulatoire" en Outre-mer, a fortiori dans les collectivités du Pacifique (proposition 21 du rapport sorti en juillet 2014 sur les problématiques pénitentiaires en Outre-mer). "Outre l’avantage financier de ne plus avoir à payer de nombreux allers et retours entre le Pacifique et l’Hexagone, cela permettrait d’évaluer les personnes détenues avec plus de justesse en prenant en compte leur univers culturel", peut-on lire dans le dit rapport.
Dans le bureau de la directrice, Loetitia Lebrun opine du chef. "Que les détenus soient néo-calédoniens, corses ou chinois, notre mission consiste toujours à nous intéresser à des univers différents pour pouvoir faire du sur-mesure, c'est là tout l'intérêt du CNE", ajoute-t-elle, pas convaincue de la nécessité d’une telle structure en Outre-mer. Joint par La1ère à quelques jours de la parution de cet article, le cabinet de la ministre de la Justice indique que "le processus suit son cours" et que "différentes options sont à l'étude" quant à la création d'un CNE ultramarin, sans donner plus de précisions.