A Cerisy, plongée dans l’œuvre d’Edouard Glissant lors d’un colloque de dix jours [INTERVIEW]

Château de Cerisy-la-Salle (photo aérienne)
Onze ans après le décès d’Edouard Glissant, le château de Cerisy accueille jusqu'au 11 août un colloque sur le célèbre penseur martiniquais en présence de son épouse et de son fils. A l'occasion de ces dix jours d’études intitulés "Edouard Glissant, la relation mondiale", Sylvie Glissant a répondu aux questions de La1ère.

Au Centre culturel international de Cerisy, on a l’habitude d’organiser des rencontres qui réunissent des artistes, des philosophes, des chercheurs, des enseignants, des étudiants ou encore des acteurs du monde économique et social. Depuis 1952, le centre a accueilli 850 colloques au château de Cerisy. C’est là que l’Oulipo, le mouvement littéraire de Raymond Queneau rendu célèbre par Hervé le Tellier prix Goncourt 2020 pour l’Anomalie, a été imaginé.

C’est là encore qu’un colloque à l’occasion du centenaire de la naissance d’Aimé Césaire en 2013 s’est tenu en présence de spécialistes et de "jeunes pousses". De nombreuses personnalités, philosophes et écrivains ont foulé les pavés du château tels que Leopold Sedar Senghor, Roland Barthes, Paul Ricoeur, Edgar Morin, Jacques Derrida et bien d’autres encore.

Edouard Glissant en 1982 au Centre Georges Pompidou

Cette fois, du mardi 2 août au jeudi 11 août, place aux spécialistes et amateurs de l’œuvre d’Edouard Glissant. Organisé par Sam Coombes de l’Université d’Edimbourg, Tiphaine Samoyault (Paris EHESS) et Christian Uwe de l’Université du Minnesota, le colloque a été imaginé avec le concours de Sylvie Glissant et de son fils Mathieu Glissant. L’épouse du philosophe a accepté de répondre aux questions de La1ère.

 

La1ère : Cerisy accueille cette année un colloque sur votre mari Edouard Glissant. Pendant dix jours, des experts du monde entier vont présenter et analyser de nombreuses facettes de l’œuvre d’Edouard Glissant. Est-ce que pour vous, c’est un événement important ?

Sylvie Glissant : Oui, c'est un événement important qui se déroule au Centre culturel international de Cerisy, qui est, de longue date (depuis 1952 !),  un des hauts lieux de rencontres où chercheurs, écrivains, enseignants, étudiants, et artistes du monde entier prennent le temps pendant plusieurs journées d'échanger et de mettre en perspective les œuvres des plus grands écrivains et artistes et questionnent le monde contemporain dans toutes ses dimensions. C'est certainement ce qu'Edouard Glissant aurait appelé un "lieu commun" où des pensées du monde rencontrent d'autres pensées du monde, et où son œuvre, ici particulièrement, pourra être mise en résonance avec ce qui nous préoccupe aujourd'hui, ces "tremblements du monde", disait-il, que nous éprouvons tous désormais.

La période actuelle est marquée par une guerre en Ukraine au cœur de l’Europe, une épidémie sans précédent, le Covid, qui a engendré de nombreux questionnements autour du vaccin, une crise climatique gravissime, une crise économique avec con corollaire l’inflation qui s’annonce rude et des extrémismes qui montent à travers la planète. En quoi l’œuvre d’Edouard Glissant peut-elle nous guider ?

Il me semble que la pensée poétique d'Edouard Glissant nous amène à une autre manière "politique" d'appréhender notre relation au monde par l’ouverture sensible qu’elle propose (relier la pensée de l’action politique pour tout un chacun à l’expression de notre sensibilité), ouvre une meilleure compréhension de ce qui nous bouleverse, de ce dans quoi nous sommes tous désormais impliqués, dans ces chaos imprévisibles qui nous sidèrent au même moment, à tous les bouts de la planète et dans notre vie personnelle.

C'est une nouvelle perspective, une façon de nous situer dans le monde, de penser avec lui, à partir de notre lieu, tout en étant en relation aux autres lieux qui participent de ces mêmes tremblements planétaires. Se situer dans le monde à partir de son lieu, aussi petit soit-il, permet un saisissement et la possibilité de transformation du réel, parfois même, sa réparation, si nous sommes en solidarité les uns des autres où que nous soyons. Il me semble que ce qu'il nomme "mondialité", c'est cette nouvelle solidarité des humanités entre elles, qui est le contraire de la mondialisation : machine surplombante des grands systèmes de pensées, économiques et politiques, régit par quelques-uns, comme on le sait... Imaginer une nouvelle mondialité avec Edouard Glissant, c'est penser un engagement politique en Relation, dans lequel nous sommes tous les acteurs de la transformation, c'est pouvoir imaginer d'autres mondes possibles pour nous tous...C'est peut-être un nouvel optimisme ? Une façon de résister aussi.   

Dans une émission toujours en ligne Invitation au voyage avec Laure Adler sur RFO en 2004, Edouard Glissant disait : "Sans changement d’imaginaire, on continuera à se tuer entre nous". Comment Edouard Glissant envisageait ce changement d’imaginaire indispensable au vivre-ensemble selon lui ?

Edouard Glissant disait souvent : "J'écris en présence de toutes les langues du monde, même si je n'en connais aucune". C'est de cette présence de l'autre dont il s'agit, avec laquelle il nous faut compter désormais, une manière de sentir les coprésences des imaginaires différents qui nous touchent et dialoguent au-delà des séparations et des frontières que l'on veut nous imposer (de nous serrer dans des espaces contrôlés) à travers les langues, les musiques, les créations, les nouveaux gestes qui nous arrivent de partout et que l'on a plaisir à partager ensemble... Regardez comment on rejette parfois l'autre, l'étranger, alors que l’on partage ses chants, sa cuisine, ses saveurs lesquels finissent par faire partie de nos vies et les enchantent. Comprendre cela, c'est déjà un changement qui s'opère dans notre propre imaginaire et qui rétablit un équilibre en nous. 

L’œuvre d’Edouard Glissant est très complexe, pas simple à lire du tout (même Patrick Chamoiseau le dit !). Comment procéder pour aborder de manière décomplexée l’œuvre de Glissant ?

Edouard Glissant disait qu'il ne fallait pas forcément essayer de "comprendre" ce qu'il écrivait, mais de se laisser aller à l'écoute de ses mots, de ses rythmes, de les laisser résonner en nous et de sentir ce qu'ils ouvrent parfois intimement en nous, différemment pour chacun. C'est cela aussi la poésie, cette autre écoute des choses, même si elle accompagne la spéculation intellectuelle. La poésie nous ouvre ainsi à une autre forme sensible de connaissance.

Mathieu, Sylvie et Ava Glissant

Edouard Glissant a mis au point toute une série de concepts, à commencer par le Tout-Monde et la Créolisation. Comment expliquer ces deux notions de manière accessible ?

Je partirais de nouveau d'une citation d'Edouard Glissant : "Je peux changer en échangeant avec l'autre sans me perdre ni me dénaturer pour autant". Je pense que cette citation traduit assez bien la nouvelle condition de chacun de nous en relation avec l'autre dans le monde, tout en préservant sa singularité, sa différence. Le monde est devenu un Tout-Monde, un monde divers où la relation à l'autre et au vivant est incontournable et est la condition même pour nous tous, d'habiter véritablement le monde. La créolisation du monde est un processus en marche. Edouard Glissant disait "le monde se créolise, cela ne veut pas dire qu'il devient créole". Le monde fonctionne de plus en plus dans un mode d'échange qui implique des changements permanents de tous les éléments particuliers du vivant, avec ses chocs, ses conflits, ses drames, ses bouleversements, mais aussi avec ces beautés, ces émergences inattendues nées de nos rencontres et de nos plaisirs partagés. 

Vous êtes à la tête de l’Institut du Tout-Monde. Quelle est l’origine de cet institut ? Quelles sont vos activités ? Est-ce que c’est ouvert à tout le monde ?

L'Institut du Tout-Monde poursuit sa vocation d'être un "lieu commun" en fidélité à l'intention d'Edouard Glissant qui l'avait créé en 2006. Nos activités sont multiples dans tous les domaines des arts et des sciences humaines et sont surtout "en relation" avec les différentes régions du monde, par-delà les mers dans un dialogue "archipélique" avant tout. Nos diffusions et notre newsletter sont accessibles sur nos plateformes (www.tout-Monde.com). L'Institut du Tout-Monde est ouvert à tous bien sûr.  

Pourquoi est-ce si important pour vous de diffuser encore la pensée et l’œuvre de votre mari Edouard Glissant ?

C'est un compagnonnage ininterrompu de 40 ans. Il nous a quittés il y a 11 ans, mais il n'a pas quitté le monde finalement. Sa voix est toujours là et nous sommes de plus en plus nombreux à l'entendre, à la mettre en résonnance avec nos propres voix.  

Est-ce que c’était une aventure extraordinaire de vivre auprès d’un tel poète et philosophe ou bien parfois, c’était rude ?

Difficile de répondre pour moi à cette question. Je viens des montagnes des Pyrénées et avant nous, ce sont nos lieux, aussi éloignés qu'ils soient l'un de l'autre, qui se sont mis à se parler et à s'aimer jusqu'à présent. Après… La vie est faite d'éclats et n'est pas un long fleuve tranquille, dit-on. Mais c'est ce qui fait sa beauté et je continue de me laisser conduire au fil de cette eau-là. 

 

→Biographie express d’Edouard Glissant : 

Edouard Glissant est romancier, poète et philosophe. Il a obtenu le prix Renaudot pour La Lézarde en 1958. Finaliste à plusieurs reprises du Nobel de littérature, en 1992, il a manqué d’une voix ce prix remporté cette année-là par Derek Walcott. Ses œuvres sont étudiées et traduites dans le monde entier du Japon au Mexique. Edouard Glissant a imaginé des notions telles que l’antillanité, le Tout-Monde, la créolisation, les pensées de la relation, de l’identité relation ou rhizome opposé à l’identité à racine unique.

Il a participé au premier congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956 à la Sorbonne. Il a fondé en 1961 le front antillo-guyanais pour l’autonomie avec Marcel Manville et Paul Niger qui a été dissous par le pouvoir quelques mois après sa création. De retour en Martinique, il a créé en 1967 l’Institut martiniquais d’études. En 1981, il a écrit Le discours antillais puis en 1997 Traité du Tout-Monde. De 1980 à 1988, Edouard Glissant a dirigé le Courrier de l’Unesco, une revue internationale.

A partir de 1988, il a enseigné aux Etats-Unis, d’abord en Louisiane puis à New-York. A partir de 1993 il s’est engagé activement  dans le tout nouveau Parlement international des écrivains qui venait de se créer. Il s’est aussi investi dans le réseau international des villes refuges. Il a fondé l’Institut du Tout-Monde à Paris en 2006. Né le 21 septembre 1928 à Sainte-Marie en Martinique, il s’est éteint à Paris le 3 février 2011 à l’âge de 82 ans.