La Martinique et la Guadeloupe, terres de supercentenaires

Irenise Moulonguet, née le 6 novembre 1900 à Basse-Pointe, photographiée le 19 octobre 2012 au Morne Rouge, en Martinique.
Une nouvelle étude de l'Institut national d'études démographiques (Ined) le confirme, la Martinique et la Guadeloupe sont bien des terres de supercentenaires. Proportionnellement à la population, on y trouve près de huit fois plus de 100 ans et plus que dans l'Hexagone. Une exceptionnelle longévité dont l'origine n'est pas tranchée par le débat scientifique mais dont les sources seraient multifactorielles.

Quel est donc le secret d'Eugénie Blanchard, de Marthe Roch, de Julie Montabord, de Véronique Louis-Sidney et de Louise Bilon ? Ces femmes, nées aux Antilles entre 1896 et 1907, ont toutes vécu plus de 110 ans. Les démographes les appellent des "supercentenaires". Comme elles, nombreuses sont les Guadeloupéennes et Martiniquaises (la grande majorité étant des femmes) à avoir dépassé la barre symbolique des 100 ans. Plus qu'ailleurs en France (proportionnellement parlant), soulignent d'ailleurs dans une nouvelle étude de l'Ined publiée mercredi 24 avril les démographes, intrigués par ce phénomène de longévité exceptionnelle.

L'un de ceux qui l'ont étudié de près s'appelle Jacques Vallin. Démographe et directeur de recherche émérite à l'Ined (Institut national d'études démographiques), il publie en 2021 un article universitaire dans la revue Gérontologie et société, dans lequel il relaye ses recherches après plusieurs allers-retours sur le terrain. Résultats : il a trouvé, vérifié et validé les identités de plusieurs supercentenaires en Martinique et en Guadeloupe. Et, surprise : ils étaient huit fois plus nombreux que dans l'Hexagone (rapportés à la population). 

Ti-Kamé, une Guadeloupéenne, qui fêtait en 2020 son 111ᵉ anniversaire.

Au lieu de 3 décès de supercentenaires pour un million d’habitants relevés dans la période 1988-2017 en métropole, ce ratio s’élève à 21 en Guadeloupe et 25 en Martinique et le ratio est peut-être sous-estimé en Guadeloupe.

Jacques Vallin dans "Gérontologie et société", en 2021

Des "gènes favorables à la survie" ?

Ce qui est vrai pour les supercentenaires l'est aussi pour les centenaires. Le professeur Michel Poulain, un autre démographe originaire de la Belgique, a parcouru le monde à la recherche des personnes ayant vécu plus de 100 ans. Lors de ses voyages, il se rend compte que "quand il y a un centenaire dans un village, il y en a dans le suivant, et ainsi de suite", raconte-t-il. "J'ai alors pris une carte, j'ai pris un crayon bleu et j'ai dessiné la zone dans laquelle il y avait des centenaires." Depuis, il s'attelle à recenser ces "Blue Zones" (zones bleues), hot spots où se concentrent les personnes ayant soufflé 100 bougies ou plus.

Son aventure a commencé en Sardaigne, en Italie. Il a depuis ajouté à la liste des Blue Zones Okinawa (Japon), Nicoya (Costa Rica), Ikaria (Grèce) et... la Martinique, au mois de mars 2023. Là-bas, le taux de centenaires parmi la population est presque trois fois plus élevé que le taux en France.

La longévité en Martinique est exceptionnelle. La probabilité de devenir centenaire est plus élevée quand on naît en Martinique que quand on naît en France.

Michel Poulain, démographe et professeur émérite à l'Université catholique de Louvain (Belgique)

Albertine Baclet, première femme maire de Guadeloupe, a célébré ses 100 ans le 1er décembre 2022.

Pourquoi les Antilles sont-elles donc plus promptes à compter des centenaires, voire des supercentenaires, comparé au reste du pays ? Pour tenter d'expliquer cette résistance singulière, Jacques Vallin a pris le parti de se pencher sur des raisons historiques et génétiques.

Selon lui, les supercentenaires seraient plus nombreux dans ces territoires, car leurs ancêtres, qui étaient esclaves, leur auraient transmis des "gènes favorables à la survie""Que ce soit lors de leur capture, durant leur confinement avant la déportation ou pendant la traversée de l’Atlantique, la mortalité a été effroyable, rappelle-t-il dans son article. Puis, arrivés aux Antilles, ces hommes et femmes le plus souvent très jeunes étaient soumis aux travaux forcés et à des traitements brutaux. Beaucoup mouraient avant de pouvoir faire des enfants." 

L’ensemble du processus a naturellement sélectionné les individus les plus résistants qui ont été les seuls à aller jusqu’au bout de la chaîne et ont réussi à se reproduire. S’il y a un lien génétique entre la robustesse et la longévité, cela pourrait évidemment suffire à expliquer la sur-prévalence actuelle de supercentenaires.

Jacques Vallin, dans "Gérontologie et société", en 2021

Mais cette explication, dont il convient lui-même qu'elle n'est pas aboutie (aucune étude génétique n'ayant été réalisée), ne convainc pas tous les scientifiques. La thèse du "gène de l'esclave", que l'on retrouve également dans le milieu sportif pour justifier de performances exceptionnelles, n'est pas viable pour Paul Verdu, généticien des populations humaines au Musée de l'Homme : "Les supercentenaires sont très peu nombreux partout, rappelle-t-il. Et donc, en tirer des conclusions sur la longévité dans la population générale est inapproprié et voué à l'échec. C'est comme dire que, comme Usain Bolt est incroyablement rapide, tous les Jamaïcains le sont."

La nécessité de recherches pluridisciplinaires

"C'est une hypothèse [celle de Jacques Vallin, NDLR] qui est extrêmement intéressante, mais qui n'est pas avancée", estime quant à lui Jean-Marie Robine, démographe à l'Inserm et chercheur au sein de l'Institut de la longévité, des vieillesses et du vieillissement. Il rappelle que le travail du démographe dans ce domaine est avant tout de valider les données sur les centenaires et supercentenaires, plutôt que de chercher à expliquer d'où provient cette longévité d'exception. L'explication, dit-il, nécessite des recherches pluridisciplinaires.

Les démographes sont vraiment démunis par rapport à ça [pour trouver les explications de la longévité, NDLR]. Tout le monde est démuni si on n'est pas dans la pluridisciplinarité. (...) On a mis un certain temps à comprendre qu'il fallait que les biologistes travaillent avec les démographes et vice versa.

Jean-Marie Robine, directeur de recherches à l'Inserm, spécialiste de la longévité

Le professeur belge Michel Poulain fait le même constat : la longévité, "c'est multifactoriel, c'est une conjonction de beaucoup de choses", avance-t-il. La thèse du patrimoine génétique lié à l'esclavage évoquée par Jacques Vallin ne peut donc, à elle seule, expliquer pourquoi il y a plus de centenaires et de supercentenaires aux Antilles qu'en France hexagonale. Même si, comme son collègue Jean-Marie Robine, il n'écarte pas complètement l'hypothèse des "gènes favorables à la survie". "Il faut la vérifier. Il faut descendre sur le terrain, aller voir les centenaires en vie, et commencer à [étudier le] point de vue génétique."

Avec ses Blue Zones, Michel Poulain, capable de comparer les centenaires italiens, japonais et martiniquais, a développé sa propre hypothèse pour tenter de comprendre pourquoi les personnes qui vivent le plus longtemps sont concentrées dans certaines zones géographiques. C'est ce qu'il a appelé les "sept principes" : pour lui, l'exercice physique, le régime alimentaire, une vie sans stress, des liens familiaux forts, une place importante des seniors dans la société, le respect de l'environnement, et enfin avoir des objectifs de vie sont des clés pour comprendre le phénomène. "Chacun de ces facteurs, pris séparément, explique peut-être 10 % à 15 % de la longévité", dit le démographe. Mais, là encore, ce ne sont que des supputations. Des études multidisciplinaires sont nécessaires. "Le chercheur qui trouvera le secret de la longévité n'est peut-être pas encore né", assume-t-il.