Y aurait-il un lien entre la longévité et l’esclavage ? Présentée ainsi, la question paraît incongrue. Pourtant, le directeur de recherche émérite de l’Institut nationale d’études démographique (Ined) Jacques Vallin a établi un lien entre ces deux paramètres, lors d’une étude de terrain publiée en 2021.
Aux Antilles, on dénombre sept à huit fois plus de supercentenaires –individu de 110 ans ou plus- que dans l’Hexagone. Toutes étaient des femmes. Selon l’enquête qui se déroule entre 1988 et 2017, trois décès de supercentenaires pour un million d’habitants ont été relevés en France continentale. Ce ratio s’élève à 21 en Guadeloupe et 25 en Martinique. "C’est énorme", relate Jacques Vallin, qui note ses observations dans son compte rendu.
De fil en aiguille, le directeur de recherche développe son raisonnement et en vient à évoquer une hypothèse surprenante : les esclaves antillais auraient transmis des gènes "favorables à la survie", ce qui expliquerait en partie la longévité des supercentenaires antillaises.
"Sélection naturelle"
Pour Jacques Vallin, "l’histoire du peuplement de ces territoires [des Antilles, ndlr] offre des arguments très raisonnables à l’existence de puissants facteurs génétiques." Jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848 en France, beaucoup ont été capturés en Afrique et déportés aux Antilles dans des conditions inhumaines. Une fois sur place, les travaux forcés et les traitements brutaux infligés forcent le directeur de recherche à penser qu’une "sélection naturelle" s’est développée.
Beaucoup mouraient avant de pouvoir faire des enfants. L’ensemble du processus a naturellement sélectionné les individus les plus résistants qui ont été les seuls à aller jusqu’au bout de la chaîne et ont réussi à se reproduire. S’il y a un lien génétique entre la robustesse et la longévité, cela pourrait évidemment suffire à expliquer la sur-prévalence actuelle de supercentenaire.
Jacques Vallin, directeur de recherches au sein de l'Ined
Il y a également peu de doutes sur la descendance des supercentenaires antillaises. L’auteur de l’étude rappelle que les populations actuelles de Guadeloupe et de Martinique sont dans une "très grande majorité formées des descendants d’esclaves", même s’il n’existe pas de chiffres précis (en France, les statistiques ethniques sont interdites). "À l’époque, le métissage n’a pas été très fréquent […]. Toutes ces supercentenaires antillaises [étaient] donc très largement héritières du patrimoine génétique sélectionné par la dureté de l’esclavage", écrit Jacques Vallin.
Frères et sœurs de la supercentenaire aussi concernés
Dans l'enquête, l’exemple de la fratrie de la Guadeloupéenne Germaine Favière est le plus éclatant. Une supercentenaire, deux centenaires, deux sœurs de plus de 98 ans et une de 89. "Il est difficile de ne pas imaginer que les gènes jouent un rôle et que, si tel est le cas, ce soit le résultat d’une sélection due à un événement historique majeur", pose Jacques Vallin dans son étude.
Sur les huit fratries des supercentenaires antillaises, trois sœurs ont dépassé les 100 ans et un frère les a frôlés de près, avec 99,8 ans. Deux autres frères et cinq sœurs sont morts entre 90 et 99 ans, trois frères et cinq sœurs entre 80 et 89 ans.
Cela va dans le sens d’une explication génétique de la forte prévalence des supercentenaires aux Antilles.
Jacques Vallin, directeur de recherches au sein de l'Ined
Autre cas, celui de la Martiniquaise Félicité Ajax. Sa fille, Herménégilde Montabord (née en 1906), a fêté son 113e anniversaire en juillet 2019. La supercentenaire Félicité Ajax est elle-même mère d’une supercentenaire. "Un argument de plus en faveur d’une transmission génétique de la longévité", déduit le directeur de recherche.
Comparaison avec La Réunion
Jacques Vallin émet un parallèle avec l’île de l’Océan Indien. Il constate que La Réunion a un taux faible de supercentenaires, alors que le territoire a aussi été en proie à l’esclavage.
"Les esclaves réunionnais ont été frappés par une surmortalité moins extrême que les ceux antillais et celle-ci a touchée qu’une proportion moins dominante de la population, sans compter qu’elle a duré moins longtemps. Il est possible que les conséquences, très lointaines, sur les populations actuelles ne puissent pas être discernées […]", selon Jacques Vallin.
La Réunion n’a observé qu’un seul décès à plus de 110 ans entre 1988 et 2017. Pour l’auteur, cette différence ne suffit pas à réfuter sa théorie. Il estime que "l’effet génétique n’a pas été le même", car l’esclavage y a été moins massif. Aussi, les esclaves réunionnais n’ont pas eu à endurer la traversée de l’Atlantique (ils venaient essentiellement de Madagascar) ainsi que les conditions sanitaires déplorables pendant plusieurs semaines.
En tout état de cause, l’enquête menée par Jacques Vallin ne prouve en rien l’existence de la sélection génétique elle-même. "Seule une enquête biogénétique pourrait apporter une preuve définitive" à l’hypothèse du directeur de recherche de 82 ans.
Note aux lecteurs. Pour notre part, nous rendons compte de ces travaux, comme d’autres publications. Cette étude, comme cela est présenté dans cet article, est la thèse d’un chercheur de l’INED. Elle ne saurait à elle seule constituer une explication à la longévité exceptionnelle des supercentenaires des Antilles, ni avoir de valeur universelle.
Il ne s’agit pas pour nous de revisiter l’histoire mais d’évoquer, dans tous ses aspects, une période encore peu mise en lumière auprès du grand public, celle de l’esclavage, toujours dans le respect des victimes de la traite négrière et de leurs descendants. Nous continuerons à travailler sur ce thème, à expliquer et mettre en avant les sujets qui s’y rapportent avec le souci d’être objectif et de ne heurter personne.