Édouard Glissant, romancier, poète, philosophe, essayiste, dramaturge et militant anticolonialiste est l’un des écrivains et penseurs majeurs du XXe siècle. Décédé en 2011 à l'âge de 82 ans, il laisse derrière lui une œuvre conceptuelle et littéraire colossale. Fondateur entre autres des concepts d'antillanité, de Tout-monde et de Relation, il inspire aujourd'hui de nombreux auteurs.
Cette semaine, nous avons choisi de vous faire revivre un moment clé de sa carrière littéraire, l'obtention du prix Renaudot pour son premier roman La Lézarde, ainsi que l'une de ses premières apparitions à la télévision. Il a alors 30 ans.
Jeunesse Créole
Édouard Glissant est né en Martinique en 1928 à Bezaudin, quartier dans les hauteurs Sainte-Marie dans le nord de l’île. Il fait sa scolarité à l'école primaire du Lamentin puis au lycée Schoelcher de Fort-de-France. Il arrive à Paris en 1946 pour étudier la philosophie. En 1956, il est l’un des plus jeunes auteurs présents au Congrès des écrivains et artistes noirs. Il côtoie ses deux aînés martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon, chantres de la négritude et de la révolte du tiers-monde qu’il cherchera à dépasser à travers ses concepts de créolisation et du Tout-Monde. Cette même année, il publie son premier essai, Soleil de la conscience puis une épopée tragique, Les Indes.
Un premier roman, une révélation littéraire
Le premier janvier 1958, le roman La Lézarde est publié aux éditions du Seuil. L'histoire se situe dans une île tropicale inspirée de la Martinique mais largement transfigurée par l’imagination de l’auteur. De jeunes révolutionnaires décident de tuer l'homme chargé de réprimer les soulèvements populaires. Leur premier acte de liberté est un meurtre.
La Lézarde, rivière qui unit les montagnes secrètes à l'océan, accompagne, dans sa traversée, les étapes dramatiques que vivent Mathieu, Thaël et leurs amis, leur montrant le chemin du monde. Largement marqué par la littérature militante, l'ouvrage qui met en cause le caractère dominateur de la culture française est d'emblée reconnu.
En cette fin d’année 1958, la carrière littéraire naissante de Glissant connaît un tournant : le 1er décembre, l’écrivain reçoit le Prix Renaudot pour son roman (le Goncourt est lui, attribué à Francis Walder pour Saint-Germain ou la négociation). Le grand public découvre ce romancier talentueux connu jusqu'alors pour sa poésie : un auteur est né.
Proclamation du Goncourt et du Renaudot
Comme à chaque annonce des lauréats des prix littéraires, c'est la cohue à à l'hôtel Drouot. Après l'annonce des résultats, viennent les premières dédicaces pour le jeune lauréat du Renaudot .
Revivons ce moment avec cette archive INA de 1958 :
Édouard Glissant parle de La Lézarde sur le plateau de l'émission "Lecture pour tous"
Deux jours après l'attribution du prix Renaudot, Édouard Glissant participe à l'émission Lecture pour tous. Il est interviewé par l'un des journalistes les plus célèbres de l'époque, Pierre Desgraupes.
La première question porte sur la signification du titre de son roman.
La Lézarde est une rivière qui prend sa source dans les montagnes du nord de la Martinique et qui débouche dans la mer après avoir traversé des plaines assez plates (...) c'est le passage du monde de la légende symbolisé par des paysages de montagnes, des paysages silencieux, sombres, forestiers au monde de la politique qui est selon moi un monde qui nous est imposé, une nécessité.
Ensuite Pierre Desgraupes demande à l'auteur s'il a toujours vécu aux Antilles et quelle est son histoire.
Je suis né à la Martinique où j'ai fait mes études jusqu'à 18 ans et ensuite je suis venu en France faire mes études supérieures. Mon père était chef d'une équipe d'ouvriers agricoles. Dans mon enfance j'ai fréquenté des enfants de paysans (...).
Pierre Desgraupes lui pose la question suivante : "écrivez-vous parce que vous êtes antillais ?".
Je crois que l'acte d'écrire pour un Antillais l'engage un peu plus. Quand on écrit en France, on écrit avec un poids de culture et de civilisation qui vous entraine, qui vous constitue ; quand on écrit aux Antilles, on ne bénéficie pas de ce poids-là, on doit se trouver, se dévoiler. On essaye de dévoiler un peuple en même temps qu'on essaye de se connaitre soi-même. C'est un acte un peu plus grave.
L'auteur explique aussi pourquoi il écrit en français et non pas en créole.
Je pense que pour le moment la littérature créole n'est pas encore possible car le créole n'est pas encore passé de l'état de langage ordinaire à l'état de langage articulé et littéraire.
À propos de son livre :
Mon livre a un fond politique car j'ai voulu le situer à une époque extrême, de crise : la période d'après-guerre. Or, dans l'après-guerre et dans tous les pays, la politique a été ressentie comme une nécessité (...). Dans ce livre j'ai essayé de parler du paysage de mon pays, de réfléchir, de sentir et de le traduire sur un plan littéraire.
Découvrons cet échange passionnant entre Édouard Glissant et Pierre Desgraupes avec ce document INA de 1958 :