Le Brésil reste marqué par son passé esclavagiste, selon l’historien Laurentino Gomes [Interview]

Manifestation d'Afro-Brésiliens contre le racisme à Rio de Janeiro, en mars 2019.
Le Brésil, qui célèbre ce mercredi la Journée de la Conscience noire, est le dernier pays d'Amérique à avoir aboli l'esclavage, et "n'a jamais fait face" à ses conséquences, encore visibles avec un racisme profondément enraciné dans sa société, explique l'historien Laurentino Gomes.
Le mois dernier, cet auteur de 63 ans a lancé le premier tome d'"Esclavage", une oeuvre pour laquelle il s'est rendu dans une douzaine de pays d'Afrique, d'Europe et d'Amérique pour des recherches sur cette "tragédie humaine de proportions gigantesques", notamment au Brésil, où cinq millions d'esclaves sont venus d'Afrique. Interview.
           
Vous racontez dans votre livre que l'arrivée massive d'esclaves en provenance d'Afrique a eu un impact sur les migrations de requins...
Laurentino Gomes :
Des 12,5 millions de personnes parties d'Afrique à bord de bateaux négriers, 10,7 millions ont débarqué (en Amérique) et 1,8 million sont mortes durant la traversée. Si l'on divise ce chiffre par 350 ans de trafic d'esclaves, on peut calculer une moyenne de 14 cadavres jetés à la mer chaque jour. Ça a changé le comportement des requins d'Atlantique, qui ont commencé à suivre les bateaux négriers. Certains capitaines de navires ont expliqué qu'à peine arrivés dans le golfe du Bénin, ils étaient entourés de requins dans l'attente de cadavres qui seraient jetés par-dessus bord.
           
De quoi mouraient les esclaves ?
De maladie, de faim, de soif... Mais aussi de dépression : certains refusaient de s'alimenter et d'autres se jetaient à la mer, c'est pourquoi ils ont commencé à mettre des filets de protection sur les bateaux.
           
Quelle est la place de l'esclavage dans l'identité brésilienne ?
Le Brésil a été le plus grand territoire esclavagiste d'Amérique, celui qui a le plus dépendu de l'esclavage dans le nouveau monde.
 

"Tous nos cycles économiques (canne à sucre, or, café) ont été bâtis sur de la main d'oeuvre esclave. On ne peut pas comprendre les principaux événements historiques du Brésil sans prendre en compte l'esclavage.

           
La blessure est toujours ouverte ?
Les abolitionnistes du XIXe siècle disaient qu'il fallait non seulement abolir l'esclavage, mais aussi faire face à son héritage, ses conséquences pour les générations futures, pour améliorer la vie des descendants d'esclaves. Mais le Brésil ne l'a jamais fait. Le Brésil s'est contenté de se débarrasser d'une tache qui souillait son image face au monde prétendument civilisé. Le Brésil a mis fin à l'esclavage en 1888, mais a abandonné les Afro-descendants. Et le résultat est visible aujourd'hui dans les statistiques.
           
Par exemple ?
Quels que soient les indicateurs, il y a un gouffre entre les opportunités dont bénéficient la population blanche, descendante d'Européens, et la population noire, afro-descendante.
 

"Les Noirs et les métis constituent la grande majorité de la population carcérale au Brésil et pratiquement aucun élu politique n'a leur couleur de peau, même s'ils sont plus de 50% de la population.


Les séquelles de l'esclavage sont visibles dans la géographie actuelle du Brésil, le paysage urbain. Dans les favelas, quartiers populaires sous le joug de narcotrafiquants et délaissés par l'Etat, on voit des Afro-descendants, tandis que les quartiers chics comme Ipanema ou Copacabana, à Rio, regroupent surtout des descendants d'Européens blancs.
           
Aucun gouvernement n'a pris des mesures pour tenter d'intégrer la population noire ?
Il y a eu quelques changements cosmétiques, comme les quotas raciaux pour les Afro-descendants dans les universités ou dans l'administration publique. Mais les politiques qui entraînent une redistribution des richesses ou la fin de privilèges suscitent des réactions contraires, ce qui est le cas dans le gouvernement actuel (du président d'extrême droite Jair Bolsonaro, ndlr), un gouvernement raciste et suprémaciste blanc. Durant sa campagne électorale fin 2018, Bolsonaro a dit que les Africains réduisaient en esclavage leur propre peuple.
           
Mais vous dites dans votre livre que c'est en partie vrai...
Oui, c'est vrai que des empires ont émergé en Afrique autour de la capture d'esclaves vendus aux Européens. Mais c'est clair que les Européens encourageaient ce mouvement, fournissant des armes et des munitions. Le problème, c'est quand on dit que 'l'esclavage, c'est le problème des Afro-descendants, ils l'ont causé eux-mêmes', sous prétexte de mettre fin à des politiques publiques visant à faire face aux conséquences de l'esclavage.