Cinq questions à Kévin Boucaud-Victoire, auteur de "Frantz Fanon. L’antiracisme universaliste"

Kévin Boucaud-Victoire
Les écrits du psychiatre martiniquais Frantz Fanon ont marqué une intelligentsia révolutionnaire sur tous les continents, particulièrement aux États-Unis, aux Antilles et dans l’Hexagone. Dans son ouvrage "Frantz Fanon. L’antiracisme universaliste" (éditions Michalon), Kévin Boucaud-Victoire revient sur une pensée particulièrement dense et dynamique, dont les contours sont encore d’actualité.

De mère martiniquaise et de père guadeloupéen, Kévin Boucaud-Victoire est journaliste, rédacteur en chef de la rubrique Débats et Idées du magazine Marianne, et co-fondateur de la revue en ligne Le Comptoir. Il a écrit plusieurs ouvrages : Mystère Michéa, portrait d’un anarchiste conservateur (éditions l’Escargot), George Orwell, écrivain des gens ordinaires (éditions Première Partie, collection Vraiment Alternatifs), et La guerre des gauches (éditions du Cerf). Son livre sur Frantz Fanon retrace de manière critique et pédagogique l’itinéraire intellectuel de l’essayiste et révolutionnaire martiniquais. Interview.

Frantz Fanon a écrit principalement dans les années cinquante et soixante, qu’est-ce que son œuvre peut nous dire aujourd’hui ?
Kévin Boucaud-Victoire : Fanon écrit dans un contexte qui est très daté, qui est celui de l’après-guerre et de la décolonisation. Depuis cette dernière s’est achevée, la guerre froide également et le capitalisme règne un peu seul en maître même si une nouvelle géopolitique s’est mise en place avec d’autres pôles concurrents, dont le capitalisme autoritaire chinois. La question du racisme a aussi changé puisque de fait les structures qui soutenaient le capitalisme telles qu’elles existaient à l’époque de Fanon ont muté.
Malgré cela, je pense que dans la pensée de Fanon il reste plusieurs choses. Il y a cette analyse matérialiste du racisme, c’est-à-dire quelles sont les structures qui permettent de l’expliquer. Fanon va au-delà de l’idée qu’il s’agit juste d’un sentiment humain ou de quelque chose d’universel, mais il montre que c’est le produit d’une structure sociale donnée. Il montre que les conséquences du racisme ne sont pas que sociales, mais aussi culturelles : les cultures dominées par d’autres restent figées. Il montre aussi que ces conséquences, et c’est le premier à l’avoir vu, sont de l’ordre du psychique. C’est l’aliénation telle qu’elle a pu être entendue par Hegel puis par Marx que Fanon va étendre. Pour le colonisé et le colon, par un double jeu de miroir, celui qui est infériorisé a un rapport pathologique à lui-même puisqu’il aimerait être autre, et le colon de son côté, étant en situation de supériorité, a du mal à voir l’autre comme son égal.
Cette aliénation du colon vaut autant pour le raciste que pour le négrophile car comme dit Fanon celui qui aime le Nègre est aussi malade que celui qui le déteste. Ce sont des choses qui restent aujourd’hui dans des structures qui peuvent exister en France mais aussi aux Caraïbes, au Brésil, aux Etats-Unis, etc.

Pourrait-on dire que Frantz Fanon avait une analyse plus marxiste que tiers-mondiste, du moins relatif au tiers-mondisme tel qu’on le concevait à l’époque ?
Fanon avait une analyse assez marxiste même s’il n’avait jamais lu Le Capital, bien qu’il ait lu d’autres livres de Marx. Il adapte l’analyse et les outils du marxisme à d’autres formes de sociétés, où la révolution industrielle n’a pas eu lieu, où le prolétariat dont parle Marx ne s’est pas constitué ou bien est encore embryonnaire, et où la paysannerie est encore très importante. Donc la classe révolutionnaire en elle-même dans le Tiers-Monde ce ne sont pas les ouvriers mais les paysans qui sont totalement extérieurs au monde colonial car ils ne vivent pas en ville, et le lumpenprolétariat, qui lui vit en ville mais est l’ennemi de la classe ouvrière dans l’analyse marxiste. Pour Fanon, ce sous-prolétariat qui vit de la délinquance peut être important à une condition, c’est de le conscientiser et de le politiser. C’est ce qui sera repris par les Black Panthers aux Etats-Unis quand ils vont essayer de politiser les ghettos noirs. Fanon n’est pas plus marxiste que tiers-mondiste mais il adapte son marxisme au tiers-mondisme. 

Les militants afro-américains ont repris beaucoup de thèmes de Fanon concernant sa perspective de la violence conçue comme libératrice et cathartique, mais d'après vous sa théorie a été quelque part dévoyée…
Elle est notamment dévoyée par la préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre, qui a écrit "abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; reste un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds." Sartre donne là l’impression de vouloir systématiser l’extermination du colon et de l’Européen. Fanon en fait défend la violence comme libération de celui qui a subi la violence. C’est pourquoi je rapproche Fanon du penseur anarcho-syndicaliste Georges Sorel, qui s’est égaré politiquement à un moment en s’alliant avec Charles Maurras, mais Sorel et Fanon défendent la violence sous la condition non pas qu’elle soit une libération en elle-même et qu’il faut déchaîner une violence aveugle, mais que la violence est le seul moyen de combattre une autre forme de force, comme le dit Sorel, celle des forts envers les faibles. Donc la violence devient une nécessité mais n’est pas quelque chose à glorifier et à esthétiser.

Fanon critique beaucoup le mouvement de la négritude dans ses ouvrages. Comment expliquez-vous cela ?
La négritude est d’abord un concept poétique au départ, qui naît dans les années trente. C’est l’exaltation du Noir et de sa culture qui ont été stigmatisés par le monde colonial. Sartre voit la négritude comme une forme d’antiracisme raciste, chose avec laquelle Fanon est totalement en désaccord. Pour Fanon le Noir ne doit pas passer par une phase de négativité où il se replie sur lui-même et sur ses propres valeurs, pour ensuite accéder à l’universel comme le dit Sartre.
Pour Frantz Fanon c’est au nom de valeurs universalistes que le Noir ou l’Arabe doivent lutter, et non se replier sur des valeurs précoloniales. En se repliant ainsi, le colonisé risque de rétablir le pire du précolonial qui n’est pas une forme d’émancipation. Plus qu’avec Sartre ou Aimé Césaire, qu’il respecte, Fanon va ferrailler avec Senghor, qui, dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, défend notamment l’idée que tout ce qui est rationnel est hellène, donc blanc, là où ce qui est nègre est avant tout émotion. Pour Fanon, c’est une essentialisation qui ne rend pas service à ceux qui la défende.

Pourquoi selon vous Fanon a-t-il délaissé les Antilles dans ses combats ?
Le premier élément c’est la départementalisation que les Antillais ont préféré, un moindre mal dans l’empire colonial, là où Fanon défend l’indépendance. Ensuite Fanon se sent bien en Algérie où il se retrouve en pleine révolte, cette même révolte qui lui a manquée aux Antilles. Simone de Beauvoir, qui avait rencontré Fanon, dira dans ses mémoires qu’on le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal. C’est quelque chose qui a sûrement été douloureux pour lui.

Frantz Fanon. L’antiracisme universaliste, par Kévin Boucaud-Victoire, éditions Michalon (collection Le bien commun), 120 pages, 12 euros.