Débat sur la colonisation : et si la Nouvelle-Calédonie était un modèle ?

Faut-il déboulonner les statues ? Comment ouvrir un débat serein sur l’esclavage et la colonisation ? Autant de questions relancées depuis l’affaire Floyd. Et si le processus calédonien, particulièrement le préambule de l’Accord de Nouméa, était un exemple à suivre ? Explications.
 
Comment aborder l'Histoire coloniale française sans provoquer de passions, de polémiques ? Comment jeter un regard apaisé sur ce passé déchirant ? Les récentes polémiques sur le déboulonnage des statues semblent montrer que c'est impossible, en France en 2020.


« Les ombres et les lumières de la colonisation »

Il existe pourtant un texte très officiel, annexé à la constitution française, qui est un modèle du genre. Il s’agit du préambule de l’Accord de Nouméa, signé en mai 1998 par l’Etat, les indépendantistes et les non-indépendantistes.

Loin de l’aridité des textes de loi, ce préambule a des allures de leçon d’Histoire, portant un regard sans fard sur le passé colonial tel que la Nouvelle-Calédonie l’a vécu. Extraits :   

Le moment est venu de reconnaitre les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ». 

« La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité ».

« Les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement.

Préambule de l'Accord de Nouméa

 
 

« Psychanalyse social »

« Le préambule de l’Accord de Nouméa fut une sorte de psychanalyse social », explique, 22 ans plus tard à Outre-mer la 1ère, l’un des négociateurs de l’époque, le haut-fonctionnaire Alain Christnacht. L’ancien Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie était en 1998 conseiller du Premier ministre, Lionel Jospin. Avec deux autres haut-fonctionnaires, il est l’une des « plumes » de ce texte lumineux. Thierry Lataste, alors directeur de cabinet de Jean-Jack Queyranne, secrétaire d’Etat à l’Outre-mer de l’époque, ainsi que François Garde, conseiller technique au sein du même secrétariat d’Etat, en sont les autres chevilles ouvrières.
 

« Le non-dit empoisonne »

Contacté par Outre-mer la 1ère, François Garde, également écrivain (« Ce qu’il advint du sauvage blanc », « Marcher à Kerguelen », « Roi par effraction »), évoque avec passion la genèse du préambule. « Nous n’avions pas de cadre pré-établi. Nous ne devions pas écrire un document administratif banal. L’ambition de départ était très forte et la page était vierge. » Alain Christnacht renchérit : « L’Etat, les indépendantistes et les non-indépendantistes ont demandé à se mettre autour de la table pour dire "portons ensemble un regard sur le passé et essayons d’écrire quelque chose que nous puissions tous signer sur ce passé"… Si on ne le fait pas, le non-dit empoisonne aussi bien les sociétés que les individus. L’exercice ne fut pas facile, mais il est salutaire. Quand les mots sont couchés sur le papier, on ne peut pas se dérober».
Alain Christnacht et François Garde
 

Un modèle pour le débat actuel ?

Ce préambule de l’Accord de Nouméa, qui a permis à la Nouvelle-Calédonie d’avancer dans un long processus, inachevé à ce jour, peut-il servir de « modèle » à l’actuel débat sur le passé colonial français ? Alain Christnacht n’y croit pas : « Il faut être modeste. La colonisation a posé des problèmes considérables. La Nouvelle-Calédonie est un petit pays, un petit archipel. Je ne dis pas que nous avons réglé le problème, mais nous avons trouvé une solution. Cela ne peut se faire que pays par pays, car chaque histoire est particulière ».

François Garde estime lui que « Le triangle magique (Etat-indépendantistes- non indépendantistes) de l’Accord de Nouméa n’existe pas dans la configuration actuelle. Lors de la négociation de cet Accord, les différents acteurs cherchaient des solutions. Un texte de ce type résulte d’une situation d’extrême urgence ». Car si l’Accord de Nouméa a été signé en 1998, c’est parce que dix ans plus tôt, les Accords de Matignon signés sous l’égide de Michel Rocard prévoyaient bien cette échéance de dix ans pour parvenir à une solution dans le dossier calédonien entre les trois acteurs du processus.
 

"Le plus important, c'est le processus"

« Dans le débat actuel sur la colonisation, qui sont les acteurs ? », interroge François Garde, « Les réseaux sociaux, des associations ou des collectifs d’associations dont la représentativité n’est pas clairement définie. Je ne sais pas ce qu’ils pèsent, même s’ils interpellent l’Etat. L’Etat doit-il répondre à cette démarche ? L’Etat pourrait rétorquer "Je sens le besoin". Mais est-ce le moment ? C’est aux hommes politiques de le dire. Si l’on veut écrire un texte sur un tel sujet, le plus important, c’est le processus. Il faudrait rassembler tous les éléments. Des intellectuels venus de tous les Outre-mer, des historiens, des philosophes.  Mais est-ce la fonction de l’Etat d’adresser un discours moral sur tel ou tel sujet ?»

Sceptiques sur la faisabilité de ce travail global sur le passé colonial français, Alain Christnacht comme François Garde mettent en garde contre le péril des anachronismes : juger des comportements passés à la lumière d’aujourd’hui. Pour Alain Christnacht, « Reconnaitre le passé ce n’est pas condamner tous les individus qui ont agi dans le passé. En 1998, lors de la rédaction du préambule, ce qui était indispensable c’était de faire une recherche sur le passé, avec les historiens, et ensuite de l’assumer collectivement. L’objectif était de reconnaitre le passé pour avoir une vision commune et construire une société égalitaire. Je ne dirais pas que la Nouvelle-Calédonie est un modèle, mais c’est une illustration intéressante de ce modèle universel de réconciliation avec le passé ».