À l'origine, la canne à sucre n’était… pas sucrée. En lisant l’ADN de la plante, les scientifiques sont capables de remonter dans le temps. Une équipe de chercheurs du Cirad vient de décrypter le génome de la canne. Si un séquençage partiel de la plante avait déjà été effectué en 2018, parce que l’ADN de la canne est particulièrement complexe, il a fallu des années de travail supplémentaires pour obtenir un décodage complet.
"Maintenant que nous avons une séquence complète du génome de la canne, on peut plus facilement retracer l’historique généalogique des variétés et des espèces", explique Jean-Yves Hoarau, chercheur au Cirad. Les scientifiques ont étudié l’espèce R570. Représentative des variétés modernes, c’est un hybride entre deux espèces ancestrales : l’espèce domestiquée (Saccharum officinarum), qui a un jus particulièrement sucré, et l’espèce sauvage (Saccharum spontaneum), qui résiste mieux aux maladies.
La Papouasie-Nouvelle-Guinée : le berceau
"L’espèce sucrière a été domestiquée depuis des temps très anciens en Papouasie-Nouvelle-Guinée. À partir de ce centre d’origine, la canne à sucre a été diffusée au fil des siècles", retrace le chercheur. Mais comment retrouver le berceau d’une plante cultivée dans de nombreuses régions du monde depuis des siècles ? "On regarde la diversité génétique, répond Jean-Yves Hoarau. Quand on a une forte diversité génétique pour une plante dans un endroit dans le monde, on peut émettre l’hypothèse que cet endroit est le premier où a été domestiqué la plante. Il se trouve qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il y a une diversité génétique importante de l’espèce. Pour la patate douce, on sait que c’est en Amérique du Sud, pour le maïs; on sait que c’est du côté du Mexique, parce que la plus grande diversité génétique du genre maïs est dans cette région du monde."
On sait désormais où la canne est née, mais comment est-elle passée de tige sans saveur à bâton sucré ? "La canne à sucre a été mâchée et l’homme, il y a 10 000 ans de ça, a identifié des formes de canne à sucre de plus en plus sucrées, explique le chercheur. On fait l’hypothèse qu’officinarum a été domestiqué à partir d’une espèce sauvage qui avait une grosse tige, mais qui n’était pas sucrée. Progressivement, l’homme a domestiqué la plante pour obtenir une canne plus sucrée." Ce travail de domestication – la sélection des plantes les plus adaptées aux besoins des hommes – s’étale sur des centaines ou des milliers d’années.
Un tour du monde
La canne à sucre est une plante qui pourrit relativement peu rapidement. Cela fait d’elle une candidate idéale pour accompagner les hommes dans leurs migrations. Ce serait ainsi que la canne, née en Papouasie-Nouvelle-Guinée, aurait peu à peu conquis l’Océanie et le Pacifique. "On peut imaginer des hommes qui emportent des cannes dans leurs migrations d’îles en îles, sur des pirogues", explique Jean-Yves Hoarau.
Ensuite, les hommes transportent la plante plus au nord, en Asie du Sud-Est. "Là officinarum a rencontré l’espèce sauvage Saccharum spontaneum. Il y a eu des hybrides naturels en Inde et en Chine", détaille le chercheur. Autour du IVe siècle avant Jésus-Christ, les habitants du sous-continent indien développent les premières techniques pour obtenir du sucre cristallisé à partir du jus de canne. L’agronome et sociologue de l’alimentation Eric Birlouez souligne d’ailleurs que notre mot "sucre" – mais aussi l’espagnol azucar ou l’anglais sugar – dérive du mot sanskrit sarkara.
La canne à sucre migre ensuite du côté de la péninsule arabique. "Au VIe, VIIe et VIIIe siècles, la canne à sucre a progressivement fait le tour du bassin méditerranéen", détaille Jean-Yves Hoarau. La canne n’apparaît en France hexagonale qu’autour du XIIe siècle, à la faveur des croisades. Devant le goût croissant des élites européennes pour le sucre – considéré dans un premier temps comme un médicament et non comme une gourmandise –, des plantations de cannes apparaissent finalement dans les colonies des Antilles et en Amérique centrale et du Sud.
L’avenir de la filière canne
L’étude de l’ADN de la canne à sucre nous plonge dans son passé, mais aussi dans son futur. En décodant le génome de la plante, les chercheurs identifient mieux les gènes responsables de la productivité ou de la saveur sucrée. Une connaissance plus fine du génome permet des croisements plus ciblés et, à terme, le développement de plants plus résistants. "Nous espérons accélérer la sélection de variétés performantes et résistantes aux nouvelles maladies", résume Jean-Yves Hoarau. Les scientifiques ont déjà identifié un gène qui permet de lutter contre la maladie de la rouille brune, une pathologie qui provoque des lésions sur les feuilles et diminue les rendements.
Le décodage de l’ADN peut rendre les plantes plus résistantes mais se révèle aussi être un excellent argument de vente. Une équipe de recherche parcourt en ce moment l’archipel polynésien pour étudier les variétés de canne. L’enjeu est de taille : les producteurs souhaitent prouver que la canne polynésienne est autochtone. Ils espèrent mettre en avant cette preuve historique pour, à terme, obtenir une indication géographique protégée pour le rhum polynésien. Des variétés originaires de Polynésie ont déjà été découvertes : ce serait le cas de la canne Bourbon, introduite à La Réunion à la fin du XVIIIe siècle par le comte de Bougainville.