Il leur a fallu plus d'un an pour rassembler les éléments nécessaires au dépôt d'une plainte "solide" et quelques mois supplémentaires pour qu'une enquête préliminaire soit ouverte. "Ça a été tout un parcours du combattant pour récupérer le dossier, le faire expertiser – ça a pris deux mois, se rappelle Laura. Ensuite, il a fallu se rapprocher d'un bon pénaliste. On est montées à Paris, ma jumelle et moi, pour le rencontrer."
Presque deux ans après le décès de leur mère, Yolande Gabriel, à son domicile le 21 août 2020, Laura et Christine restent déterminées à faire établir les responsabilités. Elles veulent que l'IGAS (l'Inspection générale des affaires sociales) soit saisie et qu'une information judiciaire soit ouverte, c'est-à-dire qu'une enquête soit menée par un juge d'instruction qui dispose de nombreux moyens et contraintes pour faire la lumière sur les événements. Devant la lenteur du processus, les jumelles de 31 ans ont souhaité "à tout prix médiatiser ce combat parce que le fouet médiatique peut faire avancer la machine judiciaire."
Que s'est-il passé le 21 août 2020 ?
Laura – un peu plus à l'aise devant la caméra - prend la parole, alors que Christine tend une oreille attentive. C'est la première qui retrace la chronologie des événements du 21 août 2020, jour du décès de leur mère. À 3h30 du matin, Yolande Gabriel, une aide-soignante à la retraite qui s'était rendue aux urgences de Meaux, est renvoyée chez elle sur décision des médecins, "alors que ses examens ne sont pas bons", affirme Laura.
Depuis plusieurs semaines, la sexagénaire se plaint de douleurs à la poitrine. Le 16 juillet 2020, elle avait même été hospitalisée, son taux de troponine était élevé, signe d'un problème cardiaque. Les médecins avaient diagnostiqué une infection et une embolie pulmonaire. Yolande était sortie au bout de deux semaines avec un traitement : des médicaments pour le cœur, la tension et un anticoagulant.
Ce sont tous ces éléments que la Martiniquaise de 65 ans présente à l'assistante de régulation du Samu qu'elle contacte à 7h31 ce matin du 21 août 2020. La conversation dure un peu moins de dix minutes, comme le montre l'enregistrement que ses filles se sont procuré et que nous avons pu écouter en intégralité. Yolande s'exprime difficilement, elle semble essoufflée. D'une petite voix qui trahit son inquiétude, elle détaille minutieusement son parcours médical des dernières semaines. L'assistante de régulation semble agacée par ce long récit et l'interrompt : "- Dès que je suis sortie de l'hôpital, ça a recommencé. J'ai des douleurs plus fortes. - Madame, madame, madame, madaaaaaaaame? On va se calmer!"
Après avoir recueilli les informations nécessaires, la régulatrice met Yolande Gabriel en relation avec un médecin du Samu qui l'interroge de nouveau, sur un ton parfois agressif. Quand la Martiniquaise lui demande de répéter une question, il finit par s'emporter : "Je ne vous entends pas... Mais putain, mais parlez dans le téléphone!"
Le médecin finit par dépêcher une ambulance privée au domicile de Yolande Gabriel. A 8h40, celle-ci "arrive tout à fait tranquillement, se rappelle Laura. Elle prend le temps de se garer de l'autre côté de la cour commune. Et je vois une dame qui arrive tranquillement." A ce moment-là, Yolande Gabriel est en arrêt cardio-respiratoire depuis 10 à 15 minutes, ses filles ont démarré un massage. Le SMUR et les pompiers arrivent à 9h02. Son décès est officiellement déclaré à 10h10. "Mais ma sœur et moi, on est persuadées qu'elle est morte avec nous entre 8h24 et 8h26 parce qu'on a recueilli son dernier souffle. Il n'y avait plus d'espoir."
Le Samu de Seine-et-Marne n'a pas donné suite à notre demande d'interview. Mercredi 1er juin, son directeur François Dolveck, reconnait auprès de Médiapart des "signes exprimés d’exaspération injustifiée du médecin". Mais il estime que "la continuité de la prise en charge n’en a pas été affectée." "Les process de décisions et la prise en charge de Mme Yolande Gabriel semblent cohérents et présentent une vraie continuité", poursuit-il.
Pourquoi en parler maintenant, presque deux ans après les faits ?
Pendant plusieurs mois, Laura et Christine se sont employées à rassembler des preuves de la responsabilité du Samu et du GHEF. "Il y a eu toutes les galères administratives pour récupérer le dossier, pour récupérer les bandes audio, pour faire expertiser les éléments. Maintenant on a du concret." Ce combat judiciaire qui commence, "c'est une forme de soulagement." Les deux femmes ont appris de la bouche de leur avocat qu'une enquête préliminaire avait été ouverte en mars.
Trois mois plus tard, elles n'ont toujours pas été contactées par la justice : "Il n'y a pas eu d'instruction pour l'heure, on n'a toujours pas été auditionnées. Mars, avril, mai... Ça fait trois mois que l'enquête préliminaire est ouverte, et il n'y a pas de changement", s'agace Laura. "C'est pour ça que ma sœur jumelle et moi, on souhaite à tout prix médiatiser ce combat (...) Ce n'est pas par gaité de cœur qu'on fait ça. C'est quelque chose d'intime, faire entendre la voix de maman dans ses derniers instants."
Les deux femmes veulent établir les responsabilités dans ce drame pour que "les gens qui ont merdé répondent de leurs actes (…) mais comme ce sont des médecins, qui ont des doctorats, ce sont des sachants, pourquoi ils seraient exonérés de répondre de leurs actes? OK, ça ne ramènera pas maman. La justice n'a jamais eu vocation à ramener les morts à la vie."
On attend que les médecins qui ont maltraité maman, les médecins qui ont fait sortir maman à 3h30 du matin alors que ses examens n'étaient pas bons, les médecins qui, alors qu'elle exprimait sa souffrance, ne l'ont pas crue, qui ont minimisé sa souffrance, on attend que ces médecins-là répondent de leurs actes, qu'il y ait des conséquences, des blâmes. Pas par esprit de vengeance, mais parce qu'ils doivent répondre de leurs actes. On attend également que les politiques prennent à bras le corps la question de la maltraitance.
Laura François, fille de Yolande Gabriel
Conscientes des difficultés qu'elles vont rencontrer et des obstacles qui les attendent, Laura et Christine veulent par-dessus tout honorer la mémoire de leur mère qui voulait profiter de sa retraite pour voyager avec son mari, retourner en Martinique voir ses sœurs. "Le pénaliste nous a bien dit qu'on n'aura pas de résultats avant quatre ou cinq ans, que ça va coûter de l'énergie, du temps, des sous aussi. Mais on se dit 'enfin'!"
Un problème de racisme ?
Mais alors, qu'est-ce qui a conduit la régulation du Samu à adopter cette attitude? Titulaire d'un Master 1 en éthique médicale et désormais étudiante en histoire, Laura a envisagé l'hypothèse du syndrome méditerranéen, qui consiste pour le personnel soignant à considérer que "les personnes maghrébines, africaines, caribéennes, ont tendance à exagérer leurs douleurs, qu'elles sont hypocondriaques". Cependant, les deux sœurs refusent de devenir "le porte-drapeau de l'anti-racisme". "Les méchants blancs, les gentils noirs… Non!", s'emporte Laura.
Maman a eu un parcours de soins chaotique pendant presque deux mois. On est allées la voir presque tous les jours à l'hôpital. On a rencontré ses médecins. Elle a été soignée par des médecins qui venaient de tous les horizons.
Laura François, fille de Yolande Gabriel
"Ce n'est pas une affaire de personnels, de burnout ou de politiques qui renient sur les crédits, même si ça peut rentrer en compte, c'est une affaire d'humanité", conclut la jeune femme. Une affaire d'humanité et d'empathie.