"Dialogue improbable entre un afro-descendant et un béké", la rencontre de deux communautés qui ne se parlent pas

Steve Gadet et Emmanuel de Reynal, co-auteurs du livre "Dialogue Improbable", sorti en librairie le 10 mai 2022.
"Dialogue improbable" est un livre à quatre mains écrit par deux Antillais. L’un est un béké, Emmanuel de Reynal, et le second, Steve Fola Gadet, un Guadeloupéen installé en Martinique de longue date, sociologue et écrivain. Ils ne partagent pas la même vision des choses sur des tas de sujets, mais ils démontrent à leurs communautés respectives que le dialogue est possible.

Outre-mer la 1ère : Pourquoi qualifiez-vous votre échange de dialogue improbable ?

Emmanuel de Reynal : Dans notre société antillaise, il y a des représentations qui figent les différents groupes de la population dans des étiquettes et des postures. On réalise que parler entre Martiniquais de condition et d’ethnies différentes, ce n’est pas si naturel que ça. Alors que ces représentations ne reflètent pas la vérité de ce que nous sommes. Aujourd’hui, nous appartenons à une société polarisée et polluée par ces clichés. Le dialogue est compliqué lorsque vous parlez d’étiquette à étiquette.

Steve Fola Gadet : On le définit comme dialogue improbable parce que nous sommes dans un contexte particulier. L’histoire nous a mis dans deux camps opposés. Chez nous, les personnes de la communauté béké et les afro-descendants échangent entre eux, dans la sphère privée. Mais échanger comme ça, au vu et au su de tous, sans objectif particulier, relève du dialogue improbable. Ce que l’on dit avec ce livre, c’est qu’on ne veut pas rester prisonniers de l’histoire et de notre contexte. On ne s’est pas convertis à la pensée de l’autre. On a simplement confronté nos idées. Et on veut normaliser ça.

Le livre "Dialogue Improbable", est sorti le 10 mai 2022 en librairie.


L'idée était-il de dégager un dénominateur commun ?

E. de R. : Le dialogue existe chez nous. En revanche, il y a des sujets sensibles qu’on n’aborde pas, et ça depuis des décennies, voire depuis la sortie de l’esclavage. La stratégie a consisté à se taire pour apaiser la population. On a instauré une culture du non-dit en pensant que parler raviverait les douleurs et les tensions. Pour moi, cela a été une erreur. Des générations de Martiniquais ont baigné dans cette culture du silence. Steve et moi allons sur des sujets sensibles que finalement peu de gens abordent publiquement.

S. F. G. : Cette parole béké donnant son sentiment sur la Martinique est rare. Chez nous, les seules représentations que les gens ont des békés remontent au documentaire diffusé en 2009 ("Les derniers maitres de la Martinique, Canal +", février 2009). C’est fort et sans précédent qu’il y ait quelqu’un qui s’exprime avec moi sur des sujets sensibles. On se dit des choses cash, mais en toute bienveillance. De cette confrontation, on en ressort transformés et décentrés.  

C’est l’exemplarité qui vous a motivé ?

S. F. G. : On ne dialogue pas pour négocier quelque chose. Mais pour écouter ce que l’autre a dans la tête. Le principal message que nous voulons faire passer est qu’on peut s’asseoir, se parler sans se renier et se quitter de façon cordiale.

E. de R. : Il faut préciser que nous avons commencé ce travail dans l’intimité sans intention de le publier. On s’est donc livrés en toute honnêteté. C’est en cours de processus qu’on a décidé de noter nos propos. D’où le caractère singulier de ce dialogue. Devant une caméra, nous n’aurions pas dit les mêmes choses. Nous aurions repris nos postures respectives.

De nos jours, on ne peut pas juger un homme sur la couleur de sa peau ou sur l’idée que l’on s’en fait. On doit apprendre à déracialiser les rapports humains. C’est une grande entreprise. 

Steve Fola Galet

E. de R. : La science a démontré que les races n’existent pas. Il faut maintenant que nous redevenions des homo sapiens acceptant leurs petites différences qui ne sont que des nuances. La couleur de la peau n’est pas plus importante que la taille ou la texture des cheveux.

S. F. G. : Je rejoins Emmanuel. Il y a un travail humaniste à faire. Il faut reconnaitre que ces catégorisations ont été légitimées dans le temps. Car chez nous, aux Antilles, la couleur de peau s’accompagne de privilèges.

E. de R. : La vérité est qu’il y a des rapports de classe dans le monde entier. Sur ces rapports de classe se superposent des rapports de race. C’est cet ensemble qui a façonné notre société.

L’exemple de l’Afrique du Sud avec sa commission Vérité et réconciliation vous inspire-t-il ?

E. de R. : Mandela, De Klerk et Tutu ont eu raison d’organiser ces commissions du vivant des protagonistes. C’est la différence avec nous. On a raté le coche en 1848. En Afrique du Sud, on a mis face à face les bourreaux et les victimes. Ceux qui le souhaitaient ont pu pardonner. 

Aux Antilles, il n’y a ni bourreaux ni victimes. Comment obtenir d’une population, qui à titre individuel n’est coupable de rien, de s’emparer du problème ?

Emmanuel de Reynal

S. F. G. : Aux États-Unis, il n’existe pas plus de victimes. Néanmoins, ce pays a su mettre en place des mécanismes de compensation sous la pression des associations, et à la suite de procès. On peut regarder de leur côté. Il y a des outils à mettre en place.

E. de R. : Si on veut ouvrir le sujet des réparations, il faut poser sur la table des données scientifiques. Je pense qu’il y a un pan de l’histoire que l’on connaît mal aux Antilles. Entre 1848 et 1870, je sais que la totalité des propriétaires d’esclaves sont tombés en faillite. Des capitaux français sont venus à la rescousse. Ce qui n’a pas empêché des fils d’esclaves et des esclaves libres de monter vite dans la société. Et puis, souvenons-nous de la parole de Serge Romana. Ce sont les ancêtres qui ont vécu l’esclavage. Ce sont eux à qui on a donné un nom au moment de l’abolition. Il y a donc effectivement urgence à ce que leur mémoire soit honorée de manière identifiée (allusion au futur mémorial avec les 200 000 noms promis par Emmanuel Macron, ndlr). D’où son travail de recensement pour dire ce sont-elles les victimes, pas nous.

Le préjugé raciste existe bien pourtant ?  

E. de R. : Là, vous avez raison. Le racisme est né de l’esclavage. On a invoqué la science pour justifier la domination d’un groupe sur l’autre. Avant l’esclavage, il n’existait pas de racisme. Le drame est que cette manipulation intellectuelle pour instaurer des rapports de force a perduré. Nous sommes encore mentalement prisonniers de cette construction mentale. C’est ça qu’il faut déconstruire.

S. F. G. : C’est intéressant d’entendre Emmanuel parler comme ça. Je comprends que la mentalité dominante qui sévit dans sa communauté n’est pas partagée par tous les membres du groupe. Pour faire peuple, on ne peut pas cultiver la pureté raciale et l’entre-soi. Il faut que l’on fasse fi de ces différences phénotypiques. C’est le discours que nous portons.  

Pour faire peuple, on ne peut pas cultiver la pureté raciale et l’entre-soi.

Steve Fola Galet

Un message pour la communauté béké ?

S. F. G. : C’est une bonne chose de mettre des mots sur ce qu’on pense. Pour construire un pays, le silence n’est pas une bonne stratégie.

E. de R. : Je partage absolument ce que vient de dire Steve. Notre pays a souffert d’un trop long silence. Et moi, je suis un fervent militant de l’expression. Quitte à choquer parfois. Cette manière qu’a eu notre société d’enfermer chacun dans le silence a généré du fantasme et de la caricature. Débattre peut créer des tensions, on en est conscient. C’est une étape nécessaire qu’il faut assumer.

S. F. G. : Demain, je peux mourir. Il nous faut prendre le risque de nos idées et faire les choses en étant conscient que nous semons des graines. Il ne s’agit pas de nous en fait, mais de la construction de notre société et du type de citoyen que l’on veut voir émerger.