"On approfondit un sillon qu’on avait commencé à creuser avec Des Bombes en Polynésie". Au mois de mai, Renaud Meltz, directeur de recherche au CNRS rattaché à la Maison des sciences de l’homme du Pacifique, a publié, avec son collègue historien Yvonnick Denoël, Mensonges d'État, une autre histoire de la Vᵉ République (Nouveau monde éditions). Dans cet ouvrage collectif, les deux hommes explorent plusieurs affaires que les pouvoirs publics ont volontairement voulu dissimuler ou minimiser. Parmi elles : les essais nucléaires en Polynésie, entre 1966 et 1996.
Le livre s'attarde sur "le processus occulte qui avait présidé au choix des sites", avance Renaud Meltz. La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie... Autant de lieux étudiés à l’époque. À d’autres moments, ce sont "le Massif central et les différentes zones montagneuses de l’Hexagone, telles que les Alpes, les Pyrénées ou encore la Corse, qui ont été envisagés".
Isolement géographique et politique des Polynésiens
Ce qui est intéressant dans le choix de la Polynésie, "c’est ce qui relève en partie de critères objectifs d’isolement de la région : la faible densité des populations, les moyens logistiques pour parvenir à cet endroit..."
Mais ce qui est évident, c’est qu’il y a aussi une dimension politique. "Par rapport au contre-exemple de la Corse – qui nous permet de voir que d’autres options ont été envisagées et auxquelles on a renoncé –, c’est aussi la capacité de la population (...) à se mobiliser et d’avoir des relais à Paris", qui a été déterminante dans le choix de la Polynésie.
En Corse, le préfet anticipe le problème : "Il fait probablement fuiter l’information et les élus de tous bords trouvent des moyens de manifester sur place et d’avoir des relais à Paris". Idem pour la Nouvelle-Calédonie : "Il y a d’ailleurs des prises de parole des acteurs néo-calédoniens en amont du choix, qui s'inquiètent, il y a des fuites…", raconte le spécialiste de la Polynésie. Dans l'Hexagone, "les Polynésiens (...) sont moins représentés".
Il y a moins de relais à Paris et les décideurs considèrent du coup qu’il y a une espèce de point mou, où ils peuvent s’installer plus facilement, avec moins de craintes de susciter des réactions.
Renaud Meltz, co-auteur de "Mensonges d'Etat, une autre histoire de la Vème République"
Il y a aussi l’enjeu des populations étrangères : "Une des raisons pour lesquelles on écarte la Nouvelle-Calédonie, c’est parce que l'Australie n’est pas loin. Dans la région de la Polynésie, il y a aussi des Britanniques, à Pitcairn. Cela rentre un peu en ligne de compte, même si ce sont des populations très peu nombreuses."
Mais à l’inverse des autres sites envisagés (La Réunion, la Nouvelle-Calédonie), la Polynésie française porte d’une certaine façon un "stigmate" : il y a déjà eu des tirs dans la région. "Comme les Anglais et les Américains ont tiré à Christmas, pas très loin de l’endroit où on va tirer, on considère qu’on peut continuer dans la même région."
Du mensonge par omission au mensonge délibéré
S’il est question dans Mensonges d'État, une autre histoire de la Vᵉ République de mensonges parfois "par glissement", pas forcément délibérés, sur les essais nucléaires, Renaud Meltz a pu en revanche documenter une sorte de "délibération".
Sur place à l’époque : la force Alfa. "C’est quasiment la moitié de la marine française qui est mobilisée [en Polynésie] pour créer une zone interdite à la circulation des navires". Renaud Meltz explique : "La hantise des dirigeants français à ce moment-là, c’est d’avoir une faille dans leur dispositif de sécurité qui pourrait toucher les étrangers et créer un contentieux international".
Ainsi, lors du premier essai baptisé Abdelbaran, le 2 juillet 1966, il y a quelques heures décisives – documentées grâce aux archives récemment déclassifiées – où les autorités décident de ne pas communiquer sur les retombées."Là, le mensonge change : on dissimule quelque chose qui est déjà avéré."
On n'occulte plus les risques potentiels, on dissimule les risques avérés.
Renaud Meltz, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la Polynésie
L’historien a pu en effet retrouver les échanges entre les différents acteurs de l’époque. "Alors que l’amiral qui dirige la flotte de la force Alfa dit 'On est en train d’avoir un problème, on va évacuer les Gambier', l’échelon supérieur dit 'Non, on ne communique pas'".
"Évacuer, ce serait révéler que le dispositif de sécurité n’est pas suffisamment pertinent ni efficace. Et donc cela veut dire qu’on ne pourrait peut-être pas faire les autres essais", explique Renaud Meltz.
Souveraineté de la France
"C’est la souveraineté de la France sur la Polynésie française qui est en jeu et c’est cela qui est très paradoxal dans cette histoire !" Renaud Meltz rappelle : "On vient faire les essais en Polynésie pour l’isolement, la faiblesse démographique aux Tuamotou, mais aussi pour des raisons politiques, parce qu’il n’y a pas une opinion publique capable d’être très informée de ce qui se passe". Difficile, donc, pour cette dernière, d'anticiper toute prise de décision.
Et en même temps, on choisit d’y bâtir "une infrastructure colossale, industrielle", d’y "créer de l’activité, de la croissance économique". Pour l’historien, il s’agit de réaffirmer la présence française dans une région très anglo-saxonne "dont on redoute à tort ou à raison que les menées anglo-saxonnes, notamment américaines, pourraient conduire la France à perdre la Polynésie".
Faire les essais en Polynésie, au départ, c’est replanter le drapeau de la France, en pleine période de décolonisation, à contre-temps de tout ce que fait la France pendant cette période ailleurs, notamment en Algérie.
Renaud Meltz, co-directeur du livre "Mensonges d'Etat, une autre histoire de la Vème République"
En assurant la sécurité stratégique de la France avec la bombe en Polynésie, leurs destins sont irrémédiablement liés.
Retombées dissimulées
Or, "à cause de cet attendu politique qui fait choisir la Polynésie, on s’interdit à l’époque d’alerter les Polynésiens sur les retombées", souligne l’historien. Car c’est l’attachement des Polynésiens à la France qui est alors en jeu. Il précise : "si on leur dit qu’on les pollue et qu’il y aura des conséquences sanitaires pour des générations, peut-être à cause de ces essais, [leur] attachement à la France va au contraire reculer."
Et voilà le mensonge motivé par des raisons géostratégiques et de souveraineté française sur la Polynésie.
"J’ai retrouvé les notes manuscrites d’un entretien entre l’amiral Lorain et les grands généraux qui viennent inspecter le CEP [Centre d'expérimentation du Pacifique ndlr] après la première campagne à l’automne 1966 et très clairement Lorain dit : 'Les retombées aux Gambier, il ne faut plus que cela se reproduise, cela pourrait remettre en cause la souveraineté française en Polynésie.'"
La question des abris
Pourtant, les abris avaient été prévus. À l’époque, une commission de sécurité – uniquement consultative – fait des recommandations très nettes : avant même le premier essai au début de l’année 1966, elle indique la nécessité d’avoir des abris partout, y compris aux Gambier, mais "les militaires français sont abusés par leur dispositif de sûreté".
Observations météorologiques imprécises, retombées programmées qui vont s'avérer inexactes... "Ils considèrent les trois premiers essais de leur campagne sans risques et que les retombées ne pourront pas concerner les Gambier."
Cela ne se passe évidemment pas comme prévu. "Le nuage n’a pas la dimension prévue, les vents changent, un court-circuit fait qu’on retarde de 24 heures le tir, les conditions météorologiques s’altèrent et deviennent défavorables. Le vent ramène finalement sur les Gambier".
Renaud Meltz conclut : "L’abri qui avait été prévu, que le général Thiry avait considéré comme dispensable lors de la première campagne, n'est pas là. Il arrivera juste après, pour les trois derniers tirs de la campagne de l'année 1966."
"Les archives finissent par parler"
En plus du scandale des essais nucléaires en Polynésie française, l'ouvrage de Renaud Meltz et Yvonnick Denoël s'attarde sur les affaires Lenormand et Pouvana'a, Mai 67 en Guadeloupe ou encore le scandale du chlordécone aux Antilles. Autant de sujets liés aux Outre-mer abordés dans cet ouvrage collectif retraçant 65 ans d'insincérité des dirigeants français.
L'un des objectifs de ce livre, observe Renaud Meltz, "c'est de dire aux décideurs que le mensonge est contre-productif, parce que les archives finissent par parler au bout d’un certain temps. Les dégâts que fait le mensonge sont toujours supérieurs à ce qu’il essaie de cacher."
Et de conclure : "Nous, universitaires, nous avons besoin d’une presse qui répercute nos travaux et qui fasse comprendre aux décideurs, aux élites que dans une démocratie (...), il est inefficace de mépriser les populations en pensant qu’elles ne savent pas (...). L’expertise sera d’autant plus efficace qu’elle s’appuiera sur le public en l'éclairant en amont plutôt qu'en essayant de le tromper."
♦ Mensonges d'État, une autre histoire de la Vᵉ République, sous la direction d'Yvonnick Denoël et Renaud Meltz (Nouveau monde éditions)