L'avenir institutionnel des territoires d'Outre-mer s'écrit en ce moment. Si de nombreuses avancées et modifications ont été observées au cours des dernières décennies (départementalisation de Mayotte, accords politiques pour la Nouvelle-Calédonie, fusion de la région et du département en Guyane et Martinique…), la réalité du terrain a fini par dépasser les textes.
Les articles 73 et 74 qui régissent les statuts des collectivités ultramarines depuis 1944 ont évolué en 2003, mettant fin à la distinction franche entre les deux. La délégation aux Outre-mer de l'Assemblée nationale publie un rapport de plus de 370 pages dressant le panorama et les aspirations de chaque collectivité. L'occasion de faire le point sur l'histoire constitutionnelle et l'avenir de nos territoires.
Les DROM en "crise existentielle" ?
Les territoires d'Outre-mer connaissent de plus en plus régulièrement de fortes tensions populaires. Sans même évoquer les évènements de mai 2024 en Nouvelle-Calédonie, la Martinique a vécu récemment un mouvement important contre la vie chère. Loin d'être anodines, ces revendications peuvent être les symptômes d'une crise sous-jacente. Le constitutionnaliste réunionnais Ferdinand Mélin-Soucramanien parle même de "crise existentielle" pour qualifier l'état de ces départements régions. "C’est une expression que j’utilise souvent, ajoute-t-il. Ça s’est manifesté dans l’appel de Fort-de-France, dans un cri adressé au président de la République. On voit sporadiquement des revendications autour de la vie chère ou la crise des gilets jaunes qui a été plus violente à La Réunion que partout ailleurs."
Ces mouvements réguliers et récurrents expriment pour le spécialiste du droit constitutionnel une volonté de s'extraire du pouvoir central. "Évidemment, ce n’est pas un changement de statut qui permettrait de tout régler, mais ça montre qu’il y a un problème d’identité et une volonté d’émancipation, poursuit-il. Ça ne veut pas du tout dire indépendance, mais une demande de prise de responsabilité et d’avantage d’autonomie locale."
Ode à la pluralité
À force d'évolutions à la marge, chaque collectivité ultramarine a fini par avoir – en pratique – un statut spécifique. Mais la binarité des catégories 73 et 74 datant de 1944 est toujours le principe juridique qui s'applique. "Culturellement, les générations dans les Outre-mer se sont construites avec cette distinction 73/74 qu’on a schématisé entre identité [pour lois identiques, ndlr] dans l'article 73 de la Constitution et spécialité dans l'article 74, clarifie la constitutionnaliste réunionnaise Véronique Bertile. Mais cette distinction a volé en éclat avec la grosse révision constitutionnelle de 2003."
En 2025, bien qu'il n'existe toujours que deux catégories dans la Constitution, aucun fonctionnement n'est le même en Outre-mer. Après consultation de sa population, la Guyane a fusionné son département et sa région en une collectivité unique en 2010. La Martinique a fait de même, mais en conservant un système bicéphale avec un conseil exécutif et une assemblée locale. Les Guadeloupéens ont refusé cette fusion, mais ont tout de même plus de liberté sur l'adaptation des normes locales que les Réunionnais, qui, constitutionnellement, ne peuvent pas fusionner en collectivité unique. Vous trouvez ça complexe ? Vous n'avez encore rien vu. "Avant, on aurait pu dire que dans le 73 on était plus proche de la République et sur la voie d’une autonomisation dans le 74, relate Véronique Bertile. Mais même ça, ce n’est plus vrai. La Martinique est plus 'autonome', elle a plus de compétences que Saint-Pierre et Miquelon par exemple."
Dans le cas des collectivités régies par l'article 74, le flou juridique règne aussi, si ce n'est plus. Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre et Miquelon sont régies par l'article 74, mais ont choisi le principe de l'identité législative. Les lois votées dans l'Hexagone s'y appliquent donc de fait, niant ainsi l'intérêt d'un article 74 fondé sur la spécialité législative. Seule la Polynésie jouit pleinement du principe de la spécialité législative prévue par l'article 74 et profite de l'autonomie offerte par la Constitution.
Wallis et Futuna est aussi un cas spécifique. "C'est une collectivité de l'article 74, mais dans laquelle la loi de décentralisation de 1982 ne s'applique pas, présente Ferdinand Mélin-Soucramanien. Le statut est défini par une vieillie loi de 1961. Le représentant de l’État sur place, le Haut-Commissaire, a les pouvoirs d’un préfet avant 1982. Il exécute les décisions, il est l’ordonnateur du budget… Donc c’est le territoire le moins autonome alors qu’il est dans l’article 74… Ça ne veut plus rien dire !", lance le constitutionnaliste.
Vers un socle commun et une autonomie "à la carte"
"On peut se demander, en allant plus loin, à quoi ça sert de maintenir deux articles différents si la distinction ne repose plus sur rien", se questionne la spécialiste du droit constitutionnel, Véronique Bertile. Une réflexion partagée par de nombreux professeurs de droit constitutionnel. "Ma conviction, c'est que le plus simple serait de rédiger dans la Constitution une sorte de clause Outre-mer", acquiesce Ferdinand Mélin-Soucramanien.
Pour eux, la solution la plus claire et la plus adaptée aux aspirations locales actuelles serait de fusionner les articles 73 et 74 en un seul article, comme un socle commun. Puis chaque collectivité pourrait choisir, avec consultation de sa population, son évolution et les compétences qu'elle souhaite avoir ou non. "Calquer des statuts qui datent du 20ᵉ siècle, c'est devenu complètement anachronique", lance le constitutionnaliste. Ce socle commun renverrait à une loi qui organise les pouvoirs administratifs, dite loi organique, par collectivité. "Il est plus facile de réviser une loi organique que de réviser la Constitution", complète Véronique Bertile.
Calquer des statuts qui datent du 20ᵉ siècle, c'est devenu complètement anachronique.
Ferdinand Mélin-Soucramanien
"On a traité ces territoires comme s’ils formaient un ensemble homogène. Or, ils ont des trajectoires et des problématiques différentes et il faut des statuts adaptés, sur mesure, évoque Véronique Bertile. C’est très égalitaire de dire ‘tout le monde pareil’, mais ça peut devenir inégalitaire si ce n’est pas adapté à la situation sur place", termine-t-elle, mentionnant notamment les normes de constructions antisismiques. Pour la coautrice du Dictionnaire juridique des Outre-mer, Géraldine Giraudeau, la discussion politique doit précéder le droit : "Les constitutionnalistes sauront écrire un statut. L’évolution constitutionnelle des Outre-mer c’est l’histoire d’une tension entre une nécessaire adaptation et le maintien d’une unité de l’État".
S'il ne recommande pas explicitement cette solution, le rapport issu de la mission d'information sur l'avenir institutionnel des Outre-mer ouvre la voie vers de futurs débats politiques. Même si les évolutions constitutionnelles ne sont "pas envisageables dans l'instabilité politique actuelle", conclut Ferdinand Mélin-Soucramanien.