L'année 2024 a été marquée par les tensions en Nouvelle-Calédonie après les débats visant à dégeler le corps électoral pour les élections provinciales. Des discussions sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie entre indépendantistes et non-indépendantistes avec l'exécutif français doivent être organisées. Mais la Nouvelle-Calédonie n'est pas la seule à s'interroger sur l'avenir institutionnel de son territoire. Aux Antilles aussi, des réflexions ont été entamées. Le constitutionnaliste réunionnais Ferdinand Mélin-Soucramanien parle de "crise existentielle" des DROM, les départements et régions d'Outre-mer.
La délégation aux Outre-mer de l'Assemblée nationale, présidée par le député guyanais Davy Rimane avait lancé en octobre 2023 une mission d'information à ce sujet. Après de nombreuses visites sur place et auditions, elle a publié un rapport de plus de 370 pages. Celui-ci dresse le panorama de la situation actuelle de chaque territoire et propose des recommandations pour adapter les textes constitutionnels actuels aux réalités vécues sur le terrain.
La départementalisation : héritage de Césaire et Vergès
L'histoire institutionnelle des territoires d'Outre-mer s'écrit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale explique Ferdinand Mélin-Soucramanien. "En 1946, dans la Constitution, on trouve déjà un bloc DOM (départements d'Outre-mer), l’article 73 et un bloc TOM (territoires d'Outre-mer), l’article 74." Cette division en deux catégories a été pensée lors de la conférence de Brazzaville, lorsque la Résistance organisée se retrouve autour du Général de Gaulle pour penser le futur projet de la France. Dans le projet est également prévu une loi de départementalisation, qui entre en vigueur en mars 1946 et intègre donc les quatre plus anciennes colonies.
La Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion deviennent ainsi des départements d'Outre-mer, régies par l'article 73 de la Constitution de la IVe République. "C'était le camp des plus progressistes qui voulaient la départementalisation, comme assimilation pour parvenir à l’égalité sociale. Il y avait Vergès pour la Réunion et Aimé Césaire pour la Martinique entre autres." Lors du passage à la Vᵉ République en 1958, la plupart des articles de la Constitution de 1946 sont conservés, dont les 73 et 74 qui régissent les Outre-mer.
"La règle va être l’identité législative [le fait d'être identiques, ndlr], précise la professeure en droit constitutionnel Véronique Bertile à propos de l'article 73. Il y aura les mêmes lois appliquées dans ce territoire que sur le territoire national. Pour le 74, ce n’est pas allé jusque-là ; il n’y a pas d’assimilation législative, c’est un droit spécial qui s’applique à ces territoires assez lointains avec des problématiques et des caractéristiques différentes." Cinq collectivités sont aujourd'hui régies par cet article 74 : Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis et Futuna et la Polynésie.
En 2003, la Constitution valide les différences
Une révision constitutionnelle de 2003 vise officiellement à "bâtir une République des proximités, unitaire et décentralisée". Les articles 73 et 74 concernant les collectivités d'Outre-mer sont donc concernés par cette révision. "En 2003, on ouvre le droit à la différenciation pour les Outre-mer", explique la Réunionnaise Véronique Bertile. Si les catégories 73 et 74 étaient hermétiques jusqu'alors, la porosité s'installe. "Avant 2003, on distinguait 73 et 74, on distinguait DOM et TOM, il y avait vraiment une différence entre ces deux catégories-là. Après 2003, on a complètement modifié et réécrit les articles 73 et 74 en les complexifiant. On a ouvert la voie pour toutes les collectivités, qu’elles soient dans le 73 ou le 74, de s’organiser comme elles veulent", poursuit la spécialiste en droit constitutionnel.
Cette étape est une avancée majeure dans la détermination institutionnelle de chaque territoire. Elle permet aux départements de devenir également des régions, et donc de récupérer la main sur un certain nombre de compétences locales, et même plus tard de fusionner département et région pour créer une super collectivité unique. C'est ce qu'ont fait la Martinique et la Guyane après avoir consulté leur population. Les Guadeloupéens ont eux refusé la fusion en collectivité unique.
Cette révision donne aussi la possibilité de passer d'une catégorie à une autre. "Avant, ce n’est pas que c’était impossible, mais ce n’était pas écrit, ça n’avait pas été pensé", précise Véronique Bertile. Et cette modification entraine aussi un transfert de compétences demandé par certaines collectivités. "Pour les DOM [départements d'Outre-mer] devenus des DROM [départements régions d'Outre-mer] en 2003, on leur reconnait aussi une compétence d’adaptation des normes, réservée auparavant au pouvoir central, explique Ferdinand Mélin-Soucramanien. La compétence d’adaptation est aussi possible au niveau local, mais ces collectivités l’utilisent assez peu. Celles qui l’ont le plus utilisé sont la Guadeloupe d’abord et la Martinique ensuite."
Contrairement à ce que laisse penser l'usage, dans les textes, Mayotte n'est pas un département, au sens législatif du terme. C'est une "collectivité à compétence de département et région" depuis 2011, éclaircit Ferdinand Mélin-Soucramanien. La collectivité de Mayotte s'appelle "Département de Mayotte" mais légalement, il n'en est rien. "C’était la réponse politique à une demande populaire parce qu’ils voulaient absolument le terme département, donc on leur a mis l’étiquette alors que d’un point de vue législatif, c'est une collectivité", précise-t-il.
Le cas calédonien de 1958 à 2024
Le cas législatif le plus spécifique à l'heure actuelle reste celui de la Nouvelle-Calédonie. "La Nouvelle-Calédonie n’est ni dans le 73 ni dans le 74, explique Véronique Bertile. Elle est dans les articles 76 et 77 de la Constitution." Ces deux articles sont sous le titre "transitoire" précise Géraldine Giraudeau, constitutionnaliste spécialiste du Pacifique. "On a négocié un statut au travers des accords de Matignon et Oudinot après les 'Événements' de 1988. Cet accord a été renégocié 10 ans plus tard, pour repousser le référendum. On acte quelque chose de tout à fait hors du cadre." Pour la spécialiste, cet accord est politique avant d'être juridique,"on lui reconnait une valeur constitutionnelle, mais destinée à être transitoire."
En sortant de la binarité, la Nouvelle-Calédonie expérimente un statut à part dans l'histoire constitutionnelle française. "La Nouvelle-Calédonie crée ses propres lois. Elle n’est même plus soumise aux lois de Paris dans ces domaines de compétences", relate Véronique Bertile. L'éducation, par exemple, est un enjeu sur lequel Paris et Nouméa se sont partagés les compétences. La France garde la délivrance des diplômes, mais l'organisation des programmes scolaires revient à la Nouvelle-Calédonie. "La Nouvelle-Calédonie doit respecter la Constitution française et les engagements internationaux de la France, mais sinon elle fait vraiment ce qu’elle veut", termine Véronique Bertile.
Des statuts législatifs trop rigides et inadaptés à la réalité en Outre-mer [2/2]