En Guyane, la pirogue du droit au cœur des territoires oubliés de la République

En Guyane, une pirogue du droit va à la rencontre des administrés des communes éloignées.
Créé il y a dix ans pour assurer la continuité du service public dans les communes isolées de la Guyane, la pirogue du droit offre un service de qualité aux administrés éloignés.

"Aujourd'hui, je ne vais pas vous juger". Dans la petite salle climatisée de la maison France-Services de Saint-Georges, dans l'est de la Guyane, la magistrate Eva Lima s'adresse à un quadragénaire coiffé d'une casquette kaki. " Vous avez été mis en examen", poursuit-elle, "il faut respecter votre contrôle judiciaire et aller pointer à la gendarmerie trois fois par semaine". Juge à la cour d'appel de Cayenne, Eva Lima s'est transportée dans cette sous-préfecture de 7.000 habitants à bord de la "pirogue du droit".


Ce dispositif itinérant d'accès aux droits a été créé il y a dix ans pour assurer la continuité du service public dans les communes isolées du département français d'Amérique du Sud, au cœur de la forêt amazonienne, parfois uniquement accessibles par voie fluviale. Avec un équipage de greffiers, magistrats, juristes ou associatifs et d'une avocate, la juge Lima a sillonné du 13 au 17 novembre le fleuve Oyapock, frontalier du Brésil, pour offrir à la population des permanences juridiques gratuites. "On est là pour orienter, pour informer, mais pas pour rendre des décisions contrairement aux audiences foraines de la justice itinérante", précise Yves Saint-Elie, juriste au Conseil départemental d'accès au droit (CDAD), qui pilote la pirogue du droit depuis 2017.

 Formalités

Titre de séjour, divorce, garde d'enfants, demande d'aide juridictionnelle... quatre fois par an — deux fois dans l'Est du département, deux fois dans l'Ouest — la pirogue fait étape dans des communes situées à plusieurs jours de transport de Cayenne et ses administrations.
"C'est utile, car cela nous évite de nous déplacer pour des choses qui paraissent toutes simples comme un renouvellement de Carte vitale ou les impôts", reconnaît Estever Martin, 24 ans, chef coutumier du village amérindien de Trois-Palétuviers. Pour rejoindre la ville la plus proche, Saint-Georges, et ses quelques services publics, ses administrés sont contraints à 45 minutes de pirogue, à leurs frais. 


Dans ce village Palikur de 250 âmes, une dizaine de personnes ouvrent leurs dossiers aux quatorze professionnels du droit de la mission, qui tiennent séance dans une salle de l'école élémentaire. Une panne de l'antenne relais qui nourrit le réseau téléphonique et l'internet a privé les autres justiciables de l'invitation. Alors, avec le chef du village, la juge des libertés et de la détention (JLD) Catherine Melgar s'est résolue à une tournée de porte-à-porte.
Quelques-unes s'ouvrent. La magistrate invite ceux qui en sortent à rejoindre l'école.

"Citoyens abandonnés" 

Mais la plupart des cases en bois restent closes. En ce début de matinée déjà très chaud, la plupart des adultes sont à la chasse, à la pêche ou à l'abatti, cette parcelle de forêt cultivée selon une méthode ancestrale d'agriculture itinérante sur brûlis. "Nous sommes aussi confrontés à beaucoup de méfiance", concède Yves Saint-Elie. "Des personnes ont parfois subi un refus et restent sur cette idée que nous ne pouvons les aider. Ça prend du temps de changer l'image de la justice". D'autres de ces "citoyens un peu abandonnés" connaissent mal leurs droits, ajoute le juriste.


Le bilan d'une semaine d'escales de la pirogue est plutôt flatteur: près de 70 personnes ont consulté "Nous en avions touché 42 en juin dans la même zone, donc cette pirogue est une réussite", analyse Alix Glorianne. La juriste coordinatrice du CDAD souligne toutefois que les communes de l'est de la Guyane, les moins développées et peuplées de Guyane, restent plus difficiles d'accès aux pirogues du droit que celles de l'ouest. "Sans la participation des mairies, notre impact n'est pas le même", note-t-elle.


Au prix de 10.000 euros pour dix personnes en moyenne, le dispositif représente un certain coût." Mais nous ne sommes pas dans une logique de rentabilité", rappelle le juge Mahrez Abassi, à la tête du tribunal judiciaire de Cayenne depuis septembre 2020. "Même s'il n'y a pas beaucoup de monde, ce n'est pas grave, il faut porter la parole citoyenne, républicaine".

 Titre de séjour 

En Guyane, département français depuis 1946, la pirogue du droit est parfois l'un des seuls liens — ténus — de la population avec les services publics de la République. Le long des eaux brunes d'alluvions de l'Oyapock, nombre de citoyens brésiliens et français vivent hors système. À 55 ans, Damiao Costa vit depuis quinze ans dans la commune française d'Ouanary, à une heure et demie de navigation de Saint-Georges. Sans justificatif de domicile, ni contrat de travail, ni droits sociaux. Il s'est rendu au-devant de la pirogue du droit pour demander un titre de séjour.


Pendant une heure, Sophia Derbak, juriste de la Cimade, aide en portugais cet homme au visage buriné qui ne parle ni ne lit le français à constituer le dossier de régularisation administrative qu'il souhaite obtenir "pour ne plus vivre avec la crainte d'être expulsé".
"J'ai déjà été arrêté une fois", plaide Damiao Costa. "Cela fait deux ans que je pense à faire une demande, mais je n'ai jamais franchi le pas. La pirogue du droit me permet d'aller plus loin dans ma démarche". Vitrines des problématiques liées aux droits des étrangers et de la famille récurrentes en Guyane, les pirogues du droit permettent aussi à nombre de magistrats et avocats de la ville de Cayenne de prendre conscience des réalités de ces territoires oubliés de l'Hexagone.

 "Maillage" 

Avec ses 2.000 habitants répartis en un bourg et 36 villages lovés le long du fleuve, Camopi n'est plus desservie par les airs depuis la liquidation fin septembre d'Air Guyane.
La commune n'est plus accessible depuis Cayenne qu'au prix de trois heures de route, d'une autre heure de piste cahoteuse en latérite puis cinq heures trente de pirogue. En cette saison sèche particulièrement sévère, le niveau très bas de l'Oyapock ne réduit pas la durée du trajet.


Ce n'est qu'au terme d'une demi-journée de louvoiements au milieu des rochers et des rapides que les juristes ont mis pied à terre dans cet avant-poste de l'Amazonie française, les bras chargés de dossiers. Leur escale aura permis d'accueillir une trentaine d'habitants. "Contre toute attente, cette permanence a bien fonctionné", se réjouit Alix Glorianne du CDAD.


Avec cette affluence, la juriste se prend à rêver d'un "maillage du territoire" qui proposerait, un jour, à Saint-Georges des services publics digne d'une sous-préfecture. D'ici là, la pirogue du droit n'a pas fini d'avaler les kilomètres de fleuve pour offrir un peu de droits aux habitants les plus retirés de Guyane.