Professeure associée en études francophones à l’Université d’Iowa (États-Unis), Anny-Dominique Curtius consacre une monumentale étude aux écrits de la Martiniquaise Suzanne Césaire, épouse du grand écrivain Aimé Césaire, mais éclipsée par la notoriété de ce dernier. Entretien.
Difficile d’être la femme d’un créateur de génie comme Aimé Césaire, surtout lorsqu’on écrit soi-même. Ce fut le cas de la Martiniquaise Suzanne Césaire (née Roussi, 1915-1966), décédée jeune mais qui a également vécu la fulgurance des mots. Professeure associée et chercheure en études francophones et en théorie culturelle à l’Université d’Iowa (États-Unis), Anny-Dominique Curtius, également martiniquaise, a tenu à se pencher sur son œuvre encore méconnue. Dans son étude intitulée «Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d'une mémoire empêchée» (éditions Karthala), Anny-Dominique Curtius analyse ses écrits, principalement des articles publiés dans la revue Tropiques dans les années quarante, et reconstitue son parcours intellectuel et théorique à partir de diverses archives et entretiens. Cela donne un livre dense et passionnant qui rend finalement justice à la modernité de l’œuvre de Suzanne Césaire, bien souvent occultée par celle de son illustre mari. (A-D. Curtius est également l’auteure de «Symbioses d’une mémoire. Manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe» éditions L’Harmattan, 2006).
Pourquoi l’œuvre de Suzanne Césaire est-elle encore si peu connue, selon vous ?
Anny-Dominique Curtius : Tout d’abord, la diffusion de Tropiques (1941-1945) que Suzanne Césaire cofonde avec Aimé Césaire, René Ménil et Aristide Maugée et où elle affirme son agentivité intellectuelle a été très réduite après 1945. Même après sa réédition en 1978, la revue n’a pas été suffisamment prise en compte par les penseurs antillais et globalement par les chercheurs, ce qui a fondamentalement contribué à l’absence de la pensée critique de Suzanne Césaire des débats et épistémologies post-négritude. Ainsi le sombre destin de Tropiques a été aussi celui de l’œuvre de Suzanne Césaire. Ses propositions esthétiques et théoriques ont été non seulement peu lues et rarement analysées, elles ont aussi été parfois mal attribuées. Par exemple, dans l’article qu’elle publie en 1948 dans Présence africaine sur le roman Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia, Jenny Alpha attribue à tort le décret-programme esthétique de Suzanne Césaire “La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas” à Aimé Césaire.
D’autre part, la méconnaissance de l’œuvre de Suzanne Césaire s’explique par l’absurde destin des intellectuelles caribéennes dont la pensée critique et politique a été occultée, je pense par exemple aux sœurs Nardal ou à Amy Jacques Garvey (1895-1973, journaliste et éditrice jamaïcaine, ndlr), épouse de Marcus Garvey (1887-1940, militant politique jamaïcain, l’un des premiers théoriciens du panafricanisme, ndlr). Enfin, souvent racisée et exotisée, Suzanne Césaire a été essentiellement associée au statut d’épouse d’Aimé Césaire de sorte que la célébrité de ce dernier a éclipsé́ la force de sa propre pensée. Pour moi, explorer cette pensée c’est mieux rompre avec cet imaginaire selon lequel analyser l’œuvre de Suzanne Césaire signifierait discréditer l’impact de l’œuvre et de l’action politique d’Aimé Césaire. J’ai forgé la notion de rhétorique de la réserve et de l’évitement pour analyser cette dynamique du silence. Toutefois, la revue surréaliste new-yorkaise View (1940-1947), René Ménil, Maryse Condé, Daniel Maximin et Guy Cabort Masson ont été parmi les premiers à souligner l’importance de son œuvre. Heureusement, une nouvelle génération de chercheurs dans laquelle je m’inscris, redonne maintenant vie à ce que j’appelle la grammaire humaniste et émancipatrice de Suzanne Césaire.
Parlez-nous de la pensée critique et des propositions esthétiques et théoriques de Suzanne Césaire…
La pensée critique de Suzanne Césaire est composée de réflexions interdisciplinaires - philosophie, anthropologie, géographie, histoire, art et littérature - qui s’emboîtent, se complètent et évoluent harmonieusement entre 1941 et 1945. Aussi, la particularité de sa pensée consiste à enchevêtrer ses propres théories à ses réflexions critiques sur les concepts et intentions esthétiques proposés par Léo Frobenius (1873-1938, ethnologue et archéologue allemand, ndlr), le philosophe Alain, André Breton, Aimé Césaire et René Ménil. Ses théories culturelles et civilisationnelles s’articulent autour de plusieurs axes que j’énumère en tenant compte de l’évolution de ses réflexions dès son premier article «Leo Frobenius et le problème des civilisations» (1941) jusqu’au dernier article «Le grand camouflage» (1945) qui va d’ailleurs clore la dernière parution de Tropiques en 1945 et que je considère comme son testament auto-ethnographique.
Elle cherche donc à décrypter ce qu’elle appelle «l’inquiétude ancestrale» des Caribéens et la matrice socio-anthropologique de «l’homme plante» martiniquais, à examiner les «possibilités insoupçonnées d’un art nouveau et d’une poésie de l’étrange et du merveilleux», à articuler un «cannibalisme littéraire» salvateur pour rompre avec le doudouisme. Il faut comprendre par doudouisme cette idéologie où paternalisme colonial, sexualité, pseudo-agentivité féminine complexe et géographie tropicale féminisée et idéalisée déterminent le rapport entre colonie et métropole. Suzanne Césaire s’y est fondamentalement opposée et son article «Misère d’une poésie» est une critique véhémente de la poésie doudou de John-Antoine Nau (1860-1918, romancier et poète franco-américain, prix Goncourt en 1903, ndlr). En outre, elle conceptualise un surréalisme antillais et politique pour cannibaliser les orthodoxies littéraires telles que la littérature doudou et faire émerger des positionnements philosophiques dissidents.
Par ailleurs, construire une poétique lucide du paysage caribéen, déconstruire la fétichisation du corps féminin, et valoriser les actes de résistance réparatrice de communautés paysannes établies sur les mornes sont au cœur de la pensée critique de Suzanne Césaire.
Globalement, je dis qu’elle est le pilier théorique de Tropiques car elle a forgé pour l’histoire littéraire antillaise des concepts tels que «inquiétude ancestrale», «bambou», «poésie cannibale», «lucidité totale», «camouflage», «colonisation houleuse», «homme plante», «Bergilde» que nous devons reconsidérer pour nourrir nos réflexions sur une post-négritude au XXIe siècle, ainsi que sur l’écocritique postcoloniale. Ses propositions théoriques sont une pensée de la géographie et une géographie de la pensée car elle nous invite à nous interroger sur la beauté de la géographie caribéenne, sur les effets de ce «grand jeu de cache-cache» entre beauté et laideur, et sur la nécessité de développer une clairvoyance écopolitique lorsque l’on sait que ce paysage est témoin des violences de l’histoire et porteur immatériel des stigmates de cette histoire.
Sa réflexion cannibale, audacieuse et libre et la modernité de son esthétique m’ont inspirée pour élaborer le concept de «lianedialectique» par lequel je montre comment elle sort des sentiers battus pour forger les postulats d’une décolonisation de la nature et du corps caribéen. Dans Martinique charmeuse de serpents, André Breton et André Masson voyaient ces lianes comme des «échelles pour le rêve». Suzanne Césaire leur attribue au contraire une dimension anthropomorphique car elles se nourrissent du vécu social et culturel des communautés paysannes et chevauchent les précipices et les hauteurs d’une pensée en germination et en constante reformulation par laquelle écrivains et artistes doivent se faire «bambou» comme elle le préconise.
Vous évoquez également une «grammaire humaniste et émancipatrice de Suzanne Césaire». Qu’entendez-vous par là ?
J’entends par grammaire humaniste et émancipatrice la méthode par laquelle Suzanne Césaire appelle à une nouvelle conscience littéraire et artistique afin de créer les mécanismes de disjonction avec une littérature doudou établie. Cette grammaire lui permet de déconstruire l’ordre des choses afin d’élaborer une sensibilité où la condition de subalterne et de colonisé devient la matrice d’une émancipation esthétique et d’un nouveau mode d’existence politique. Elle écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et sous le régime pétainiste de l’amiral Robert qui a d’ailleurs censuré Tropiques en mai 1943. En tant que témoin et actrice d’une opposition idéologique et esthétique à ce régime, il est donc urgent pour Suzanne Césaire de créer des conditions de subversion à une assimilation coloniale qui sous Robert gangrène les libertés et fragilise toute spontanéité identitaire et toute affirmation d’une différence culturelle.
Concrètement que peut produire cette grammaire humaniste et émancipatrice ? Par exemple, dans son article «Le grand camouflage», il existe un personnage féminin, Bergilde, que je trouve fascinant, car elle condense et synthétise cette émancipation esthétique et constitue l’ancêtre littéraire de beaucoup de figures féminines libres et subversives dans les littératures caribéennes. La danseuse bèlè et paysanne Bergilde est à la fois sobrement et magistralement présentée dans cet article comme le moteur d’une grille de réflexion par laquelle Suzanne Césaire amène les lecteurs à développer une politisation du corps féminin. Puisque le malaise civilisationnel qu’elle analyse prend sa source dans la déshumanisation de populations transbordées puis esclavisées, ce sont donc les empêchements et les déstabilisations des corps qu’il devient urgent d’interroger, d’où le rééquilibrage des corps féminins ancrés dans des réalités socio-économiques subalternes. À travers Bergilde, elle annule l’iconographie édénique des Tropiques magnifiques et des femmes-doudou rieuses, séductrices et insouciantes. Donc par le biais de sa grammaire émancipatrice et humaniste elle réclame une «lucidité totale» pour lire la danse de Bergilde comme un écoféminisme et une déclaration d’existence culturelle et civilisationnelle par laquelle elle exorcise une histoire douloureuse dont le corps de Bergilde porte les traces.
«Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d'une mémoire empêchée», par Anny-Dominique Curtius – éditions Karthala, 396 pages, 30 euros.