Inscrire dans la Constitution "la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse", c'est une volonté du chef de l'Etat qui a annoncé le 29 octobre dernier la présentation d'ici fin 2023 d'un projet de loi en ce sens.
Cette annonce intervient alors que le nombre d'avortements n'a jamais été aussi important depuis 1990, selon l'étude annuelle de la DREES (direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques). Ainsi en 2022, près de 234.300 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été enregistrées en France, dont plus de 15.500 dans les Outre-mer.
"Après la nette baisse liée à la pandémie de Covid-19 en 2020 et 2021, le nombre d’IVG augmente en 2022 avec le plus haut niveau depuis 1990 (16,2 IVG pour 1.000 femmes [‰] âgées de 15 à 49 ans), est-il indiqué dans le communiqué. Cette augmentation s’observe autant en France métropolitaine (15,7 ‰) que dans les départements et régions d’outre-mer (DROM) (30,7 ‰)." Soit un rapport du simple au double.
Des situations contrastées
Derrière cette moyenne se cachent des situations contrastées. Tous départements confondus, on voit dans le graphique ci-dessus que la Guyane (48,7‰), la Guadeloupe (40,6 ‰) et la Martinique (31,6 ‰) sont les départements français où les femmes ont le plus recours à l'avortement. A l'inverse, La Réunion et Mayotte se rapprochent de la moyenne nationale avec respectivement des taux de 23,6 ‰ et de 21,0 ‰.
Dans le détail, la Guyane a la hausse la plus spectaculaire avec un bond de plus de cinq points entre 2021 et 2022. A l'inverse, la Guadeloupe, qui comptait le pourcentage d'IVG le plus élevé jusqu'en 2018, est le seul département d'Outre-mer où le nombre n'a pas augmenté d'une année sur l'autre, et a même diminué, comme le montre le diagramme ci-dessous.
Bien que ces écarts entre l'Hexagone et les départements d'Outre-mer ne soient pas nouveaux, il n'existe pourtant pas d'étude récente consacrée au sujet, ce que regrette Carine Favier, médecin spécialisée dans les maladies infectieuses qui a été présidente du planning familial à l'échelle nationale.
Actuellement vice-présidente du Conseil National du Sida (CNS) où elle est membre de la commission Antilles-Guyanes, elle a participé à un état des lieux de la santé sexuelle et reproductive en 2022 dans les départements et régions d'Outre-mer. Le volet sur les grossesses non désirées offre des premiers éléments de réponse.
-
La précarité socio-économique
Un des premiers facteurs qui ressort est la difficulté voire l'impossibilité pour une femme ou un couple d'assumer l'arrivée d'un enfant alors même qu'elle ou il est confronté à des problèmes d'argent, de logement ou de trouver un emploi.
Contactée par Outre-mer la 1ère, Marie Mathieu, sociologue et co-autrice de l'ouvrage Sociologie de l'avortement (éd. La Découverte), nous a indiqué que "des travaux relativement récents de la DREES [...] soulignaient que les femmes ayant des revenus plus faibles avaient plus recours à l'avortement" car "les femmes tentent d'avoir une situation matériellement favorable à la venue d'un nouvel être humain".
Or, le taux de pauvreté dans les Outre-mer est globalement deux fois plus fort que celui de l’Hexagone, avec notamment un chômage plus important. Difficile donc de penser à prendre soin de soi quand on a des soucis autrement plus urgents comme boucler les fins de mois, résume Carine Favier.
Cette précarité socio-économique empêche par ailleurs certaines femmes d'avoir une contraception préventive pour éviter une grossesse non désirée (pilule, stérilet, etc.). Dans l'état des lieux sur la santé sexuelle dans les DROM, il est ainsi indiqué que "23,9 % des personnes interrogées" dans le cadre d'une enquête de 2012 à La Réunion "déclaraient trouver la pilule trop chère".
De façon plus globale, "12 % des Martiniquais-es et des Guyanais-es, et 11 % des Guadeloupéen-ne-s interrogé-e-s dans l’enquête du Baromètre Santé de 2014 disaient avoir renoncé à des soins, contre 7,6 % des métropolitain-es, pour des raisons financières". Qui dit aucun soin, dit aucune prévention contraceptive.
Face à une grossesse non désirée, "le recours à contraception d'urgence ou à l'IVG est une façon de résoudre une contraception qui n'a pas été anticipée, maîtrisée, analyse Carine Favier qui a constaté d'ailleurs une utilisation plus fréquente de la pilule du lendemain dans les DROM. C'est plus une bouée de sauvetage qu'une négligence."
L'IVG n'est pas banalisée, nulle part. C'est un acte qui reste culpabilisant.
Carine Favier
-
Le manque de structures de soins
Au-delà de l'aspect économique, le fait que l'avortement soit plus fréquent dans les Outre-mer peut aussi s'expliquer par le manque voire l'absence de structures d'écoute, d'information et de soins dédiées à la contraception et à l'IVG, comme le planning familial.
Comme le montrent les cartes ci-dessous extraites de l'état des lieux sur la santé sexuelle dans les Outre-mer, les services sont plus ou moins nombreux selon les territoires, inégalement répartis et très souvent en ville. Les IVG se font d'ailleurs davantage en cabinet libéral ou en centre de santé dans les DROM (42%) que dans l'Hexagone (25%, selon les données de 2019).
Carine Favier pointe ainsi des situations "extrêmement difficiles" comme en Guyane : "L'ARS a dû se fâcher parce qu'il y avait un seul médecin, qui était vacataire, qui faisait des IVG à l'hôpital de Cayenne. Personne ne voulait en faire, [à cause de la] clause de conscience, donc c'était la catastrophe."
Hormis l'hôpital, il y avait pour l'instant un seul centre de planification en Guyane, alors que c'est le plus grand département français avec une population très jeune. La vice-présidente du CNS se rend d'ailleurs cette semaine à Saint-Laurent du Maroni pour inaugurer le deuxième lieu de ce type sur le territoire. Une situation proche de celle de Mayotte où les sites dédiés à l'avortement sont quasiment inexistants.
Ces services sont par ailleurs souvent intégrés à d'autres comme les PMI, les centres de protection maternelle et infantile chargés du suivi des grossesses et des enfants, où les jeunes femmes enceintes peuvent croiser "la mère, la tante, qui sont avec leurs petits [...] Pour des jeunes, c'est compliqué."
-
Des freins à l'éducation sexuelle
Carine Favier évoque les jeunes, car dans un avis du CNS rendu au ministère des Outre-mer en 2018 sur la prévention des maladies sexuellement transmissibles, le taux de grossesses précoces était beaucoup plus élevé dans les DROM (entre 10 et 27% des femmes avaient au moins un enfant à 20 ans) que dans l'Hexagone (4%).
Cela ne signifie pas qu'ils n'utilisent pas de moyen de contraception. Bien au contraire, l'usage du préservatif semble plus fréquent en Guyane et aux Antilles que dans l'Hexagone. Mais "le préservatif n'est pas un moyen de contraception très efficace, si on ne s'en sert pas très bien", nuance Carine Favier, ce qui peut être le cas en l'absence de réelle éducation sexuelle.
Une idée confirmée par la sociologue martiniquaise Juliette Sméralda : "Les gens ne bénéficient pas vraiment d'une éducation sexuelle conséquente et chacun gère un peu sa sexualité, parce qu'il y a vraiment un tabou sur cette question-là dans nos régions."
C'est d'autant plus compliqué pour les jeunes qu'il existe un fort contrôle social et familial, d'après les remontées de terrain des associations locales. "Ce qu'elles nous disaient, se souvient Carine Favier, c'est que même s'il y a une pratique [de la contraception] qui est relativement jeune, c'est encore assez difficile d'en parler" avec leur famille, et donc d'accéder à l'information.
L'expression "contrôle social" veut dire que tout le monde est rapidement au courant de tout : quand on va chercher un médicament à la pharmacie par exemple, cela se sait rapidement. Or les questions sur la contraception, et encore plus l'avortement, nécessitent souvent un espace de confidentialité et d'anonymat. Un phénomène qui se retrouve également dans les zones rurales de l'Hexagone.
Un contrôle des naissances dès les années 60
Au-delà des multiples facteurs actuels, il y aurait aussi des raisons historiques d'après Juliette Sméralda qui "raccorde les pratiques actuelles avec des pratiques anciennes". Elle remonte d'une part à la traite négrière, pendant laquelle "les colons disposaient des femmes comme ils voulaient".
A cette époque, "les femmes ne laissent pas naître des enfants qui seraient des petits esclaves et qui vivraient des conditions atroces. Il y a quelque chose de plus déterminé qu'on ne le croit", assure-t-elle.
L'avortement aurait par ailleurs un ancrage plus notable dans les Outre-mer car, dans une période plus récente, il "n'était interdit que pour les Français 'de France', pas pour les autres colonies", rappelle Juliette Sméralda.
En remontant au milieu du XXe siècle, on constate en effet qu'il y avait deux stratégies radicalement différentes : une politique nataliste dans l'Hexagone où l'avortement et la contraception étaient interdits par la loi depuis 1920 ; et une politique de contrôle des naissances aux Antilles et à La Réunion face au risque d'explosion démographique dans ces territoires.
Dans un article intitulé "Contraception et l'avortement dans les Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique, 1964-1975)", l'historienne Michelle Zancarini-Fournel retrace une partie de cette régulation et cite l'avocate Gisèle Halimi qui soulignait en 1973 :
Il est clair qu’il y a une politique de contraception (pour ne pas dire de l’avortement) qui est bonne pour ces départements et qui ne l’est pas pour la France métropolitaine […] Le gouvernement a choisi au lieu d’industrialiser le pays, au lieu de créer des emplois, d’importer cette main-d’œuvre réunionnaise et antillaise.
Gisèle Halimi
Car l'autre versant de cette politique anti-nataliste dans les Antilles est "l’organisation de l’émigration vers la métropole. C’est dans cet objectif qu’est créé le BUMIDOM", indique l'historienne.
D'autres résultats attendus
Il y a donc une addition de plusieurs facteurs et pistes qui expliqueraient le recours à l'avortement deux fois plus fréquent dans les Outre-mer que dans l'Hexagone.
Un nouvelle étude pourrait corroborer ces éléments voire apporter d'autres informations. Sont en effet attendus début 2024 les résultats d'une enquête "Santé, vie affective et sexuelle" de l'Inserm, réalisée auprès de 37.000 personnes et qui inclut les Antilles, la Guyane et La Réunion.
Enfin, comme le rappelle Carine Favier, "il y a moins de grossesses non désirées, mais il y a plus de recours à l'IVG en cas de grossesse non désirée. Les femmes utilisent mieux ce droit donc".
Un avis partagé par la démographe Mirelle Le Guen de l'Institut national d'études démographiques, pour qui le recours croissant à l'IVG "peut aussi être vu comme le fait que les femmes sont en mesure d'exercer leur autonomie reproductive. En effet, les conséquences pour la santé physique et mentale des femmes d'un refus d'avortement sont nettement plus graves que le recours à l'avortement".
L'avortement reste en effet un droit des femmes à disposer de leur corps, inscrit dans la loi.