Elle en avait rêvé. C’est une maison d’édition irlandaise qui l’a fait. Gaëlle Bélem voit son premier roman Un monstre est là, derrière la porte, paru en 2020 chez Gallimard, traduit en anglais. Il sort cette semaine dans les librairies de Dublin. Une reconnaissance pour la romancière réunionnaise, d’autant que la littérature de son île a beaucoup de mal à s’exporter. Un monstre est là, derrière la porte donne la parole à une enfant mal-aimée de ses parents, les Dessaintes. Elle a pourtant bien envie de devenir quelqu'un. À travers son récit qui se déroule à La Réunion dans les années 80 se dessine l'histoire de l'île minée par l'esclavage, la pauvreté, la cruauté et la superstition.
Des similitudes entre La Réunion et l’Irlande ?
Bullaun Press, qui publie There’s a monster behind the door, a organisé pour la sortie du livre une tournée littéraire de Gaëlle Bélem en Irlande. L’auteure ne boude pas son plaisir. Le programme est chargé, mais elle se prête à toutes les conférences et signatures avec enthousiasme. En Irlande, à Dublin, les libraires aiment proposer des livres signés par leurs auteurs. Gaëlle Bélem dédicace des piles de romans dans trois librairies de Dublin (Hodges Figgis, Chapters et The Winding Stair) sans voir ses lecteurs. Curieuse habitude qui n’a guère cours dans l’hexagone et qui amuse la romancière réunionnaise.
Elle parvient enfin à voir des lecteurs jeudi 17 octobre chez Books Upsairs, la plus ancienne librairie indépendante de Dublin, où une soirée de lancement du livre est organisée. Michael Cronin, professeur de français à la prestigieuse université Trinity College présente l’ouvrage There’s a monster behind the door. Selon lui, il existe de nombreuses similitudes entre La Réunion et l’Irlande, pourtant situées à des milliers de kilomètres. "Les Irlandais au 16ᵉ et 17eᵉ siècle ont fait l'expérience de l'esclavage à cause de la colonisation assez violente de l'île par les Anglais. Or les expériences historiques peuvent exercer une influence sur le vécu quotidien des gens", précise Michael Cronin. "Il y a une sorte de fatalisme qu'on trouve chez beaucoup de Réunionnais dans ce livre qui m'a rappelé un peu le fatalisme des gens de mon enfance dans les années 60-70. On avait la misère économique, la guerre en Irlande du Nord, des taux de chômage très élevés, comme c'est le cas sur l'île de La Réunion", ajoute le professeur. Le contexte a bien changé depuis les années 90 avec la montée du "tigre celtique" et le renouveau économique de l'île. Pourtant, "ces violences antérieures, cette mémoire de la dépossession, ce complexe d'infériorité vis-à-vis des voisins anglais restent quelque part gravés" dans la mémoire collective du pays, constate Michael Cronin.
Le rôle des traductrices
Est-ce pour ces raisons que l’Irlande s’intéresse au récit de Gaëlle Bélem ? Pour l’éditrice Bridget Farrell, fondatrice de Bullaun press, c’est indéniable. Il faut selon elle ajouter quelques ingrédients, car si elle a choisi de publier le livre de Gaëlle Bélem c’est aussi qu’elle en apprécie "le style, l’humour et le côté subversif". Gaëlle Bélem aime en effet mettre à mal les clichés qui collent à la surface de La Réunion, ses plages, son climat ensoleillé et son volcan. Elle préfère s’attaquer aux côtés sombres de son île, à son histoire et à ses secrets. La romancière apprécie ainsi "la curiosité" de ces Irlandais rencontrés en librairie ou à l'université. Même si les sujets abordés par le livre "peuvent se révéler violents", "il y a une appétence, une attirance" chez ces futurs lecteurs qui comble l’autrice.
C’est la deuxième fois que Gaëlle Bélem présente son travail à l’étranger. L’an dernier, elle avait donné plusieurs conférences en Suède dans des alliances françaises et des lycées français au sujet de son deuxième roman, Le fruit le plus rare. Édité par Gallimard en 2023, ce récit retrace l'histoire d'Edmond Albius, cet esclave réunionnais, découvreur de la méthode de pollinisation de la vanille.
En Irlande, de Dublin à Galway, les deux traductrices du premier roman de Gaëlle Bélem, Kareen Fleetwood et Laëtitia Saint-Loubert, participent à cette tournée littéraire. Leurs noms figurent d’ailleurs sur la couverture de There’s a monster behind the door, preuve que Bullaun Press attache de l’importance à leur travail. L’une des deux traductrices, Laetitia Saint-Loubert, a vécu plusieurs années à La Réunion où elle enseignait l’anglais à l’université. C’est elle qui a eu l’idée de proposer à une maison d’édition anglophone la traduction d'Un monstre est là, derrière la porte. Elle se souvient avoir acheté le livre dans une librairie de l’île en 2020, en pleine période d’épidémie de Covid et l’avoir "lu d’une traite". Elle a apprécié "la voix de la narratrice enfant qui raconte avec son humour décapant et son ton caustique La Réunion à l’envers de l’image de la carte postale". La traductrice a aussi aimé "la présence du créole dans le roman". Elle a d’ailleurs fait le choix avec son amie et co-traductrice Kareen Fleetwood de "conserver le créole réunionnais dans la traduction anglaise" même si cela nécessitait pas mal d'explications en bas de page. "La littérature de La Réunion voyage peu" estime Laetitia Saint-Loubert donc ça valait la peine.
L’ambassade de France à Dublin mobilisé
Démarchée par cette traductrice, Bridget Farrell, fondatrice de Bullaun Press a rapidement accepté le projet d’éditer en anglais Un monstre est là, derrière la porte. Sa toute jeune maison d’édition est la seule en Irlande à proposer de la littérature étrangère contemporaine. Mais l’économie de l’édition étant contrainte, elle a cherché des financements. Et à sa grande surprise, l’accueil de l’ambassade de France en Irlande a été des plus favorable.
L’ambassade s’est mobilisée pour obtenir le programme d’aide à la publication qui passe par l’institut français de Paris et a conseillé à l’éditrice de se tourner vers le centre national du livre (CNL) qui a des financements dédiés. Céline Place, la nouvelle ambassadrice, précise que Bullaun Press a ainsi obtenu "1200 euros du programme d’aide à la publication et 3000 euros du CNL". "Avec des petits montants, on arrive à donner une impulsion très importante à une autrice française et renforcer les liens entre la France et l’Irlande", note avec fierté l’ambassadrice.
Avec toute l’équipe qui a mis au point There’s a monster behind the door, Gaëlle Bélem a donc rencontré Céline Place à l’ambassade de France à Dublin ainsi que les conseillers culturels. Elle a évoqué avec son ton inimitable son deuxième roman, Le fruit le plus rare, l’histoire d’Edmond Albius et de sa découverte extraordinaire de la pollinisation de la vanille alors qu’il était esclave dans une plantation de La Réunion. Conquise, l’ambassadrice a trouvé la romancière "charismatique et rayonnante".
Une vague internationale
Seule romancière réunionnaise éditée par Gallimard et qui "s’exporte hors de France", Gaëlle Bélem imagine la suite. Un recueil de "nouvelles horrifiques" est en préparation. La romancière s’inspire de son travail d'assesseur au tribunal pour enfants qu'elle cumule avec l'enseignement de l'Histoire à l'université de La Réunion.
Gaëlle Bélem risque aussi de revenir bientôt au pays de la Guinness et de Saint-Patrick, car son deuxième roman, Le fruit le plus rare, devrait sortir en anglais en mai 2025, publié par la même maison d’édition. Les deux traductrices sont sur le point de rendre leur manuscrit.
La romancière surferait-elle sur une vague internationale ? Il semble bien puisque son roman sur Edmond Albius doit également sortir aux États-Unis et en Italie en 2025. "Les Américains ont toujours eu un intérêt pour l’histoire de l’esclavage" note la romancière. Quant aux Italiens, Gaëlle Bélem se dit que l’explication est peut-être culinaire. "Les glaces italiennes, la vanille", c’est une institution au pays des "gelati". La tournée italienne de la romancière est d’ailleurs en cours de préparation avec au moins deux escales à Naples et à Rome.