L’écrivaine guadeloupéenne Gisèle Pineau signe un roman sur Adrienne Fidelin, la compagne du photographe américain Man Ray à Paris dans les années 30. Ils se sont rencontrés au Bal Blomet et ont vécu ensemble quatre années avant la Seconde Guerre Mondiale.
Sur les photos prises par Man Ray ou Roland Penrose, le père du surréalisme en Grande-Bretagne, Ady Fidelin pose avec une liberté incroyable. Elle est belle, jeune et respire la joie de vivre. L’écrivaine guadeloupéenne, Gisèle Pineau a choisi de s’intéresser à cette personnalité hors norme, muse du photographe surréaliste Man Ray. Son roman Ady, soleil noir (Editions Philippe Rey) sort le 7 janvier. Gisèle Pineau explique à Outre-mer la 1ère sa passion pour Adrienne Fidelin.
Outre-mer la 1ère : Comment avez-vous découvert Adrienne Fidelin ?
Gisèle Pineau : J’ai d’abord été une passionnée de Man Ray. J’ai été fascinée par ses photographies, ses peintures et le mouvement surréaliste. Toute cette période m’intéressait énormément. Dans Autoportrait, le livre de mémoire de Man Ray, on retrouve la trace d’une danseuse guadeloupéenne. J’avais lu ce livre assez rapidement la première fois et je ne m’étais pas attardée sur ce personnage. Un jour, je retrouve une amie guadeloupéenne qui me dit : "est-ce que tu ne trouves pas que je ressemble à Ady Fidelin ? Je lui dis, mais c’est qui Ady Fidelin ?" Et nous commençons à regarder sur Internet des photos d’Adrienne Fidelin. Et d’un seul coup, je suis fascinée, passionnée.
En fait, je tombe amoureuse de cette belle et sublime guadeloupéenne des années 30. Je la trouvais d’une modernité et d’une liberté fantastique. Et je me suis dit : "je suis une Guadeloupéenne, je suis écrivain. C’est moi qui dois écrire l’histoire d’Ady Fidelin". J’ai commencé à faire énormément de recherches sur son arbre généalogique, sa famille aussi bien en Guadeloupe qu’en France. Dans le livre de Man Ray Autoportrait que j’ai relu cinq ou six fois depuis, j’ai commencé à chercher des traces du monde créole et de la Guadeloupe.
Qui était Adrienne Fidelin ? Comment pourriez-vous la décrire ?
Adrienne Fidelin est une guadeloupéenne qui naît en 1915 et passe son enfance à Pointe-à-Pitre. Ses parents sont originaires des petites îles des Saintes. Elle vit dans une famille bourgeoise. Son oncle est maire de Pointe-à-Pitre. Son père travaille à la banque des Antilles françaises. Sa mère est femme au foyer. Et puis, il y a le terrible cyclone de 1928 qui a ravagé tous les faubourgs de Pointe-à-Pitre. En faisant des recherches, j’ai découvert que la mère d’Adrienne Fidelin est morte la nuit du passage du cyclone le 12 septembre 1928. Leur maison est complétement détruite, éventrée. Elle est orpheline à l’âge de 13 ans. Elle a des sœurs et un frère.
Deux ans plus tard, je découvre que son père meurt en 1930. Moi qui suis romancière, j’essaye d’être dans la tête d’Ady, de me plonger dans cette époque. Je me dis que peut-être le père d’Adrienne Fidelin est mort de chagrin. Il a perdu sa femme, son épouse, son roc, son amour. A partir de ce moment-là, le destin d’Adrienne va basculer. Elle va partir, s’embarquer sur un paquebot transatlantique entre la Guadeloupe et la France. C’était une longue traversée qui durait à l’époque dix à douze jours. Adrienne va aller vivre en région parisienne avec sa sœur ainée. C’est une jeune fille de 15 ans, orpheline qui va découvrir Paris, le Paris de Joséphine Baker. On y danse la biguine. Le jazz se fait entendre un peu partout. Il y a de la vie ! "Paris, c’est une fête ! " avait dit Hemingway.
C’est la fin des années folles et on entre dans ce qu’on appelle l’entre-deux-guerres. Dans les rues, on voit des éclopés, des gueules cassés. Des gars qui sont des survivants de la Première Guerre Mondiale et la paix est en train de se déliter. Ady est une danseuse, elle fait partie d’un groupe folklorique. Je me dis que cette jeune femme qui a perdu ses parents, elle veut vivre, s’amuser, rire, même si elle pressent que la tragédie n’est pas loin. Même s’il n’y a pas de cyclones en France comme lui dit sa grande sœur, la violence des hommes est égale voire supérieure à la violence des éléments naturels.
Ady Fidelin vit donc à Paris chez sa sœur. Et puis, elle rencontre Man Ray, un photographe américain bien plus âgé qu’elle.
Et là est-ce qu’on peut parler de coup de foudre entre les deux ?
J’ai adoré cette histoire d’amour. On sait par les correspondances et les notes qu’ils se sont rencontrés au bal colonial de la rue Blomet. C’est un célèbre bal antillais où se produisaient des musiciens comme Stellio, Ernest Leardée ou encore Léona Gabriel. Tout-Paris se pressait au bal de la rue Blomet. Dans mes lectures, j’ai relevé plusieurs fois que quand un client demandait à un chauffeur de taxi, le 33, ce dernier, immédiatement, complétait en disant : rue Blomet ! Il y avait des cars entiers de provinciaux qui déboulaient au 33 de la rue Blomet. Des étrangers, des Américains aussi. Des gens de tous milieux se côtoyaient sur cette piste de danse.
Et alors, cette rencontre entre Man Ray et Ady Fidelin ?
C’est un coup de foudre. Ils dansent une première fois ensemble quand elle a 19 ans. Et ils se retrouvent quelques années plus tard et ne se quitteront plus pendant quatre ans. Man Ray s’était pourtant promis dans ses mémoires de ne plus jamais tomber amoureux d’une femme. Après Lee Miller, Kiki de Montparnasse, après toutes ses déconvenues, il avait énormément souffert. Quand Lee Miller l’a quitté, il avait posé sur des clichés avec un pistolet, un verre de vin rouge devant lui et une corde autour du cou.
Et finalement, il tombe amoureux d’Ady. Il l’écrit dans ses mémoires. J’ai été au plus près du texte de Man Ray dans les rapports que j’ai pu établir entre Man et Ady. Ils avaient 25 ans d’écart. Il raconte qu’un été en 1936, il va comme chaque année, invité par ses amis artistes, à la Garoupe dans le sud, à l’hôtel Vaste horizon. Il va retrouver Paul Eluard qui est marié avec Nusch, Pablo Picasso qui est tombé follement amoureux de Dora Maar, sa muse à la fois photographe et peintre. Ils vont retrouver aussi Dali et Gala, la première femme de Paul Eluard.
Et Ady se sent "comme un poisson dans l’eau" dans cet univers ?
Oui, exactement, c’est d’ailleurs le terme qu’a utilisé Man Ray. Il écrit : "nous avons débarqué dans le sud et nous étions amoureux l’un de l’autre, Ady et moi, et nos amis du midi nous accueillirent à bras ouverts". Donc ce n’est pas juste une passade avec une petite danseuse ou une fleur tropicale. Elle a compté et elle a vraiment été au cœur du processus de création dans les années flamboyantes du surréalisme.
Dans l’ouvrage Les mains libres avec les dessins de Man Ray et les poésies de Paul Eluard, Ady est très présente. A cette époque, les surréalistes prônaient l’amour libre. C’était sans tabou, très joyeux. Ils s’appelaient la famille heureuse. Et Ady Fidelin était vraiment comme "un poisson dans l’eau" dans cet univers-là.
Elle est étonnante Ady Fidelin, car elle était très libre pour son époque. Elle n’avait pas de tabous. D’où lui venaient cette liberté et cette confiance dans la vie ?
Ady, c’était la modernité. Demain n’existait pas. "Profitons du jour présent, de maintenant !" pensait-elle. Man Ray l’a encouragé dans cette philosophie, dans cette liberté. Lui-même venait d’une famille juive de Russie qui avait immigré aux Etats-Unis parce qu’ils étaient pourchassés par la Russie d’Alexandre III. Il y avait des camps, des pogroms. Man Ray s’est complétement inventé un personnage. Son nom réel était Emmanuel Radnitsky.
Ils avaient l’air très heureux ensemble. Pourquoi ne l’a-t-elle pas suivi au début de la Seconde Guerre Mondiale ?
Au moment de l’exode, Ady et Man ont fui Paris ensemble. Les nazis envahissaient la capitale. Ils sont partis en zone libre. Ils ont attendu. Et là, aux Sables d’Olonne, ils entendent le maréchal Pétain déclarant que la guerre est terminée et que la France va vivre en bonne intelligence avec l’ennemi. Quand ils remontent au mois de juillet 40, les nazis commencent à débaptiser les noms des rues pour y mettre des noms allemands. L’hôtel Lutecia est occupé par l’administration nazie. C’est une ambiance terrible.
A ce moment-là, Ady commence à avoir tout le temps mal au ventre. Man Ray achète deux laissez-passer pour aller en zone libre afin de fuir aux Etats-Unis. Mais Ady refuse de partir. Elle veut s’occuper de sa famille. J’ai souvent pensé à ce refus. Ady fréquentait beaucoup de danseuses noires américaines. Et à cette époque, il y avait énormément de lynchages dans le sud des Etats-Unis. Ady a vraiment dû se demander si on allait l’accepter, elle, aux bras de Man là-bas. Est-ce qu’elle aurait sa place ? Elle était désespérée. Man Ray raconte dans ses mémoires qu’elle est restée sur le lit. Il lui a dit : "on part Ady". Elle a dit "non, non Man, je vais rester". Pour la première fois, il écrit qu’"il s’est fâché", mais il a compris. Après le départ de Man, ils ont entretenu une correspondance jusqu’à la Libération.
Pourquoi avez-vous choisi de ne parler que de cette période de la vie d’Ady Fidelin, celle de sa vie commune avec Man Ray ? Mais pas celle jusqu’à sa mort dans un EPHAD à Albi en 2004 ?
Quand elle commence à raconter son histoire par ma plume, elle a l’âge de 75 ans. Elle se souvient de ses belles années avec Man. J’ai retrouvé des lettres d’Ady à Man Ray dans lesquelles elle écrit : "je n’oublierai jamais cette belle période qu’on a passée ensemble, tous ces beaux moments".
Elle s’est mariée en 1958. Man Ray a épousé un peu plus tôt Juliet Browner. Je n’ai pas voulu raconter la suite, car il y a eu de la misère. Elle avait quelques photos qu’elle a vendues pour manger. Elle faisait bouillir la marmite. Elle travaillait dans une maison de retraite où elle s’occupait des personnes âgées. Elle est descendue sur Albi. Avec son mari, ils ont eu des revers de fortune. Son mari jouait beaucoup au tiercé. Ce n’était pas si beau, si romanesque.
Grâce à la famille de son mari André, j’ai pu voir des photos d’elle, mais je ne la reconnaissais plus. Ce n’était plus la Ady qui m’avait ébloui. C’était une femme usée. Elle a subi de nombreuses opérations. Je vous disais qu’elle avait eu très mal au ventre. J’en rends compte dans le livre. Mais je voulais garder l’image de modernité, de liberté d’Ady Fidelin. Je ne voulais raconter que cette parenthèse enchantée entre les deux guerres. Et puis c’était quand même la première femme noire à poser dans un grand magazine américain.
Pourquoi Ady Fidelin est-elle si peu connue à votre avis ?
Quand j’ai relu les mémoires de Man Ray. Elle apparaît largement. Mais à la fin quand elle s’est mariée, j’ai imaginé qu’Ady lui a dit : "ne raconte pas trop". Par respect pour leurs conjoints respectifs, je pense. Elle préférait que leurs parties fines comme on dit ne soient pas trop connues. C’est probablement elle qui lui a dit de ne pas révéler toutes leurs libertés. C’était une autre époque. Ce n’est pas une muse oubliée. Si vous allez sur Internet, vous verrez des centaines de photos d’Ady Fidelin. Elle s’est effacée, tout simplement, par discrétion, par respect pour sa famille.
Ady, soleil noir (éditions Philippe Rey) de Gisèle Pineau.
►Sortie en librairie : 7 janvier 2021