"Il faut qu'on prenne notre destin en main", plaide la comédienne sénégalo-martiniquaise Annabelle Lengronne

Annabelle Lengronne joue le rôle de Conso dans le film Filles de joie
La comédienne, qui a vécu en Martinique jusqu'à ses 18 ans, est à l'affiche du film Filles de joie, sorti le 22 juin, pour la réouverture des cinémas. Dans un entretien, Annabelle Lengronne nous parle de ce long-métrage, des obstacles surmontés et du cinéma en général qui doit encore évoluer.
“J’aime mon métier”. Annabelle a la pêche. A 33 ans, la comédienne, qui a passé la moitié de sa vie en Martinique, a gardé un enthousiasme intact. Et c’est tant mieux parce que cette semaine, il n’y a pas eu un jour sans sollicitation des médias. Annabelle Lengronne est à l’affiche de Filles de Joie, de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich, un des premiers films à être sorti en salles ce lundi 22 juin, pour la réouverture des cinémas.

Elle y interprète Conso, un des trois personnages principaux du film. Filles de joie, c’est le portrait croisé de trois femmes, trois combattantes, qui partagent un secret : tous les matins, Axelle, Dominique et Conso se retrouvent sur le parking de la cité pour aller travailler de l’autre côté de la frontière, en Belgique, Là, elles deviennent Athéna, Héra et Circé, dans une maison close. Des “filles de joie” qui luttent au quotidien pour leur famille ou garder leur dignité.
 
 
Annabelle s’était fait remarquer en 2016 pour son rôle de Stan dans La Fine équipe - elle faisait partie des 34 comédiens en lice pour remporter le meilleur espoir 2017. Dans un entretien, cette "Sénégauloise Martiniquaise d'adoption" (sic) nous parle de Filles de joie, ce nouveau film dont elle est très “fière” et plus généralement du cinéma qui, selon elle, peine encore à évoluer.



Outre-mer la 1ère : Vous partagez l'affiche de Filles de Joie avec Sara Forestier et Noémie Lvovsky. Qu'avez-vous ressenti quand vous vous êtes vue en haut de l'affiche?

Annabelle Lengronne : C’est comme pour La Fine équipe, j’étais sur l’affiche aussi. On était tous noirs et on était tous sur l’affiche. Il n'y a pas eu de hierarchie sur les rôles. C'est pareil pour Filles de joie. Nous sommes les trois rôles principaux. Pour être franche, quand on tourne un film, on ne pense pas à l’affiche. Mais c’est vrai que c'est le résultat de notre travail et je suis très fière d’être sur l’affiche avec Sara et Noémie. On a fait un beau travail ensemble.


Outre-mer la 1ère : Pouvez-vous nous parler de Conso, votre personnage dans le film?

Annabelle Lengronne : Mon personnage, c’est la fille qui fait le plus de prestations dans la maison close. Son nom de “scène”, c’est Circé. Son nom dans la vie normale, c’est Conso : je pense qu’elle s’est surnommée comme cela parce que c’est la personne la plus active au niveau des prestations sexuelles dans la maison close.
Avec Stan, le personnage de La Fine équipe, Conso est le rôle que j’ai le mieux aimé interpréter. 

C’est un rôle particulier pour moi : j’ai fait beaucoup de rôles de filles très dures, de femmes très en force, très autoritaires et du coup, c’est mon premier rôle de fille noire qui n’est pas désillusionnée et qui fantasme même sur le bonheur!

Annabelle Lengronne


Ce que j’ai aimé dans ce personnage, c’est que malgré la dureté de sa vie, Conso choisit l’énergie du rire, une énergie solaire. Elle a beaucoup d’humour. Souvent on dit que les personnes qui souffrent le plus sont les plus drôles… Évidemment, Conso n’existe pas, c’est un personnage de fiction, mais la faire exister, c’était un grand plaisir. J’ai beaucoup d’affection pour elle. Parce que c’est une femme avec beaucoup de panache.

 

Outre-mer la 1ère : Le film devait initialement sortir la première semaine du confinement. Cela a été un coup dur à vivre j'imagine...

Annabelle Lengronne : L’annonce du confinement, c’était un coup de massue. Filles de joie était déjà sorti en Belgique le 12 février (le film est franco-belge, ndlr). J’attendais sa sortie en France avec impatience.
L’avant-première tant attendue au cinéma UGC Les Halles à Paris était prévue le premier jour du confinement (le film devait initialement sortir le 18 mars). Au début, je me suis dit que le film allait passer à la trappe. On ne savait pas à quel point les gens auraient envie - ou non - de retourner au cinéma après. Je pensais que le film ne sortirait pas en salles, qu’il finirait sa vie sur les plateformes.


Outre-mer la 1ère : Au bout du compte, Filles de joie fait partie des premiers films à ressortir en salles. Comment expliquez-vous que le film ait survécu au confinement?

Annabelle Lengronne : Le fait que les affiches du film soient restées dans le métro pendant tout le confinement, ça a changé la donne. Le peu de personnes qui ont vu ces affiches étaient intriguées…
 

Quand les Parisiens sont revenus dans le métro, nous, on était toujours là!

Annabelle Lengronne


Il y avait aussi une énorme affiche à Montparnasse. Tout cela a contribué à faire vivre le film. On est en plein dans le sujet des violences faites aux femmes aussi. C’est un thème dont on parle beaucoup en ce moment.
Annabelle Lengronne joue le rôle de Conso, alias Circé, dans le film Filles de joie
Pour la séance de 9h à l’UGC Ciné Cité Les Halles de lundi (lundi 22 juin, la fameuse première séance dont la fréquentation est scrutée à la loupe par l’industrie du cinéma, ndlr), Filles de joie était le film le plus demandé. C’est très flatteur et très encourangeant.
 

Outre-mer la 1ère : Vous êtes une actrice noire, une des rares à obtenir des rôles titres dans des films. Selon vous, est-ce que le cinéma évolue au niveau de la représentativité des Noirs au cinéma?

Annabelle Lengronne : Je pense qu’il se passe des choses très importantes en ce moment. C’est historique. On arrive à un point où on n’est pas considérés comme des acteurs comme les autres. Nous n’avons pas accès à tous les castings. En gros, s’il n’y a pas écrit "femme noire, homme asiatique"... si ce n’est pas mentionné, cela veut dire que nous n’y avons pas droit. La “normalité” n’est pas pour nous.
La France, ce n’est pas que la métropole et tous les citoyens français ne sont pas représentés à l’écran. Et ça, ce n’est pas normal. On a tous envie de s’identifier dans un film, de voir des gens qui nous ressemblent. C’est aussi cela qui fait une nation il me semble. Être français, ce n’est pas qu’être blanc.
 

Moi qui ai grandi en Martinique, quand je regarde les écrans - la télé française et le cinéma français -, je ne retrouve pas ce que j’ai vu là-bas ou ce que je vois à Paris dans la rue aujourd'hui.

Annabelle Lengronne

 

Outre-mer la 1ère : Que pensez-vous de l'intervention d'Aïssa Maïga aux derniers César? Vous inscrivez-vous dans ce mouvement "Noire n'est pas mon métier" initié par la comédienne?

Annabelle Lengronne : C’est important parce que c’est une femme noire qui a pris la parole. [Pour rappel, la comédienne Aïssa Maïga avait pris la parole aux César 2020 pour dénoncer le manque de représentation des personnes issues de l'immigration dans le cinéma et dans la salle, ndlr]. Le cinéma doit refléter la réalité. Or, ce que je vois au cinéma, ce n’est pas ce que je vois dans la rue.
Les collectifs "50/50" et "Noire n’est pas mon métier", je les soutiens à 100%. Ce sont de telles initiatives qui vont faire bouger les lignes. On dit souvent ça avance, ça bouge.. mais c’est impersonnel, on ne sait pas ce qui avance... Aïssa, elle, elle avance. Il y a des personnes qui avancent.
 

Il faut qu’on prenne notre destin en main. Il faut faire les choses nous-mêmes, il ne faut pas pas attendre les autres.

Annabelle Lengronne


Pourquoi ne pourrions-nous pas être à la tête de films qui parlent de nous? Faisons nous-mêmes et n'attendons pas que les autres fassent à notre place.

 
Prix Plurielles 2020 de la meilleure actrice de second rôle
Pour son rôle de Conso dans Filles de joie, Annabelle Lengronne vient d’être récompensée par le prix Plurielles 2020 de la meilleure actrice de second rôle.
Une fierté pour la comédienne : “je suis extrêmement  contente d’avoir reçu un prix pour le travail que j’ai fourni. Cette distinction, je la vis comme la reconnaissance de mon travail. Je suis extrêmement touchée parce que ça veut dire qu’on a vu le travail que j’ai effectué."
Annabelle ajoute : "c’est aussi une belle victoire pour celles qui nous ont accueilli dans leur maison close à l’époque”. Annabelle avait passé une dizaine d’heures dans deux “bordels” avant le tournage pour rencontrer des prostituées. “Elles nous avaient ouvert leur porte et leur coeur."