Inceste : y a-t-il une omerta sur les violences sexuelles Outre-mer?

Photo d'illustration.

Poids des sociétés, pression communautaire, manque de visibilité… Des femmes des Outre-mer disent ne pas se sentir autorisées à prendre la parole publiquement, même de façon anonyme. Aux Antilles, à Mayotte et à La Réunion, victimes, thérapeutes et associations témoignent et décryptent.

En Martinique, le 22 janvier 2021 et de nouveau le 8 février, une élue, Karine Mousseau, et deux de ses cousines portent publiquement des accusations d'agressions sexuelles contre leur oncle, Marc Pulvar, figure martiniquaise du syndicalisme et de l'indépendantisme, décédé en 2008. Pour la première fois, une affaire de pédocriminalité en Outre-mer retentit jusque dans l'Hexagone. Mais, comme le laissent penser beaucoup de titres de journaux nationaux cette semaine-là, cette publicité tient en grande partie au fait qu'elle met en cause le père d'une figure politique parisienne, Audrey Pulvar.


Un sentiment d'invisibilité

Ces prises de parole de Karine Mousseau s'inscrivent dans le déferlement de dizaines de milliers de tweets comportant le hashtag #MeTooInceste, lancé mi-janvier par le collectif "Nous toutes" et rendant compte de l'ampleur des violences sexuelles sur les enfants en France. Un sondage Ipsos de novembre 2020 vient confirmer ce constat : un Français sur dix affirme avoir été victime de violences sexuelles durant son enfance, soit plus de six millions de personnes.

Pourtant, en dehors de ce témoignage - certes retentissant -, la vague de libération de la parole du début d'année semble s'être limitée à une partie de la population hexagonale. Parmi celles et ceux, victimes ou experts, qui s'expriment publiquement dans les médias ou sur les réseaux sociaux, peu d'Ultramarins et d'afro-descendants. Si bien que certaines victimes, originaires des Outre-mer, s'interrogent sur les raisons de ce silence.  

J'ai senti qu'il n'y a que des blanches qui ont pris la parole et qui s'affranchissent un petit peu de tous les tabous et de tout ce qu'il y a autour de l'interdit des violences sexuelles.

Saïrati Assimakou, militante associative


Ce sentiment d'invisibilité ressenti par la Mahoraise Saïrati Assimoukou est partagé par d'autres victimes - ou survivantes comme elles préfèrent être appelées - de violences sexuelles. Le 17 janvier, Axelle Jah Njiké repère un tweet qui la fait bondir - sur un compte qui a depuis été suspendu.

 

La Franco-camerounaise, violée à 11 ans par un ami de la famille, n'en revient pas : "C'était très violent pour moi, alors je n'ose même pas imaginer pour quelqu'un qui était concerné par l'inceste…  C'est comme si on n'existait pas, comme si ce qu'on avait vécu était encore une fois annulé par quelqu'un qui a quelque chose de ressemblant avec moi au niveau de l'épiderme." Une fois la colère retombée, un constat s'impose à elle : "on ne fait pas encore assez savoir que les personnes noires font partie des personnes concernées par les violences sexuelles sur les enfants. Donc charge à nous de faire le nécessaire pour que ça se sache mieux et davantage."

L'inceste ne connait de frontières ni géographiques, ni sociales, ni culturelles. Les témoignages, les aveux et les condamnations devant la justice, montrent qu'il sévit dans toutes les communautés et toutes les catégories sociales. Alors pourquoi certaines femmes des Outre-mer, victimes de violences sexuelles au sein de leurs familles, se sentent-elles démunies après cette vague de témoignages sans précédent?

Une sous-représentation chronique

La question de la diversité dans les médias est, pour Errol Nuissier, psychologue guadeloupéen, au centre de la réflexion. La sous-représentation des "personnes perçues comme non-blanches", selon les termes du Conseil supérieur de l'audiovisuel dans son baromètre annuel de la diversité, rejaillit sur les prises de parole du quotidien : "Le système français est un système jacobin, extrêmement centralisé. Hors de Paris, point de salut. Même les provinciaux pourraient estimer qu'ils ne sont pas représentés et a fortiori les gens de l'Outre-mer."

Axelle Jah Njiké est l'autrice d'un documentaire sonore de cinq heures intitulé "La Fille sur le canapé" et consacré aux violences sexuelles sur les femmes noires. L'un des neuf épisodes de ce podcast est construit autour du témoignage de deux victimes d'inceste : Saïrati Assimakou, mahoraise de 27 ans, violée par son père jusqu'à ses "6 ou 7 ans" et Fabienne Sainte-Rose, martiniquaise de 46 ans, agressée de 11 à 18 ans, elle aussi par son père condamné en 2008 puis en appel 2009 à 15 ans de prison.

Nouvelles Écoutes · La Fille Sur Le Canapé - Chapitre IV - "Tu as fait entrer le loup dans la maison"

 

À la sortie de ce documentaire à l'automne 2020, puis quelques semaines plus tard quand le mot dièse #MeTooInceste déferle sur Twitter, Axelle Jah Njiké affirme avoir fait face à une réticence des médias à évoquer la thématique de son programme pour deux raisons qui semblent irréconciliables : "du côté des médias afros, la peur de froisser, d'incommoder certaines personnes (le public, des annonceurs, ndlr) ou, pour les médias blancs, la crainte de s'exposer à des accusations de stigmatisation."

On continue à ne pas être vues, à ne pas être entendues, à ne pas être prises en compte, à ne pas pouvoir livrer nos récits, la sanction est à nouveau pour nous, encore une fois (…) On est juste empêchées de pouvoir conférer une dimension encore plus universelle à ces récits-là, on nous prive de prendre part à la conversation.

Axelle Jah Njiké, autrice de "La Fille sur le canapé"


Toute les populations étant concernées par les violences sexuelles, pourquoi se concentrer sur les personnes noires? Parce qu'elles sont peu visibles dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, explique Axelle Jah Njiké, et leur absence dans ce discours efface aussi les violences qu'elles subissent. "En plus d'avoir enduré ce qu'on a enduré, on doit se débrouiller avec ce fardeau-là en étant invisibles, ou visibles seulement sur des sujets donnés comme noir qui sont la discrimination, le racisme, les violences policières, des pratiques ancestrales…"

L'emprise politique

Comme les stéréotypes, l'invisibilité est la conséquence d'une politique, affirme Errol Nuissier, auteur de "Psychologie des comportements sexuels aux Antilles" (Caraibeditions, 2018) et "Les Violences dans les sociétés créoles" (Caraibeditions, 2014). "Il y a cette pression, cette représentation franco-française qui fait que quand vous venez de l'Outre-mer, vous êtes presque surpris qu'on vous donne la parole."

Il existe dans la mentalité française, franco-française hexagonale, une forme de complexe de supériorité qui voudrait que les noirs sont : soit gentils – c'est-à-dire des enfants inconséquents et donc il faut les aider à grandir -, soit des enfants instables et tout ce qu'ils racontent est nul et non avenu.

Errol Nuissier, psychologue


Dans un cas comme dans l'autre, la parole des victimes a moins de valeur, selon le thérapeute guadeloupéen, recensé parmi les experts judiciaire de la cour de cassation. C'est vrai dans la sphère politique, médiatique, mais aussi juridique, insiste-t-il, expliquant que cette difficulté supplémentaire à parler s'étend jusque devant les autorités. "Il y a un peu le sentiment que la justice - rendue par des personnes qui ne nous ressemblent pas -  ne nous concerne pas." Cependant, poursuit Errol Nuissier, cet héritage de politiques coloniales commence à évoluer dans la sphère des violences sexuelles avec, notamment, la féminisation des postes à responsabilités politiques.

L'élection ces dernières années de femmes à des mandats locaux importants change selon lui la donne car "les femmes étant des mamans, elles sont plus sensibilisées à ces questions que les hommes, quel que soit le territoire." Il cite l'élection de Josette Borel-Lincertin à la tête du Conseil départemental de Guadeloupe ou celle de la sénatrice Victoire Jasmin, toutes deux "particulièrement vigilantes" sur les questions de maltraitances envers les enfants. Mais le travail à faire reste important. En Martinique, Fabienne Sainte-Rose regrette "qu'il n'y ait, ici, dans un petit pays de 380 000 habitants, aucun homme ou femme politique qui ait pris ce problème-là à bras-le-corps".

Les poids des sociétés utramarines

Pour Errol Nuissier, les associations restent un relai local indispensable pour contourner la peur de s'exprimer : "Plus encore chez nous que dans l'Hexagone, nous avons à cœur de maintenir l'unité des familles." Le Guadeloupéen rappelle ainsi que dans les années 1990, des recherches menées aux Antilles-Guyane sur la question de la dénonciation montraient que "les femmes préféraient subir que de casser l'unité familiale. Il fallait donner une belle apparence."

Aux Antilles et en Guyane, des croyances et des superstitions – rassemblées sous le terme de "magico-religieux" - sont présentées comme un facteur aggravant mis en avant par la police, les politiques et les associations. En 2014, une étude du Conseil économique, social et environnemental s'intéressait aux violences sexuelles en Outre-mer. Pascale Vion, rapporteure, expliquait alors : "Après des auditions menées sur place avec la déléguée aux droits des femmes, nous avons appris que l’inceste porterait bonheur à la famille et notamment au père incestueux. L’inceste ferait donc partie d’une sorte de tradition culturelle dans certaines familles."


Saïrati Assimakou évoque, elle, des croyances animistes, populaires à Mayotte, comme moyen d'imposer le silence : "quand une victime essaie de parler, on lui dit que les foudres de Dieu vont s'abattre sur elle parce que la religion voudrait qu'on protège l'image de l'autre. Cela a une place importante dans la culture mahoraise. C'est une manière invisible d'étouffer les mots de la victime, d'emprisonner la victime."

L'injonction communautaire

Errol Nuissier parle d'une autre pression implicite dans les sociétés d'Outre-mer : "il y a depuis peu, mais ça augmente de plus en plus, la notion de fierté noire, de ce qu'est la puissance, la force des noirs. Et c'est vrai qu'il y a une forme de lobby qui se met en place. Par rapport à cette démarche-là, il faut éviter de donner une image négative. Ce n'est pas uniquement la question du lobby, c'est la question de la représentation, la question de l'histoire."

Le psychologue suggère que l'héritage de la colonisation et de l'esclavage est un poids supplémentaire sur les épaules des victimes de violences sexuelles. Une histoire qui influence aujourd'hui les relations entre la femme et l'homme noirs, selon lui : "Comme ils (les hommes noirs, ndlr) nous ont aidées, nous les femmes noires, à une période où le maître nous violait, on va les protéger aussi. Dans l'inconscient collectif, il y a quelque chose de l'ordre de cette solidarité."

"L'idée que ça puisse nuire au combat antiraciste, ça pousse les victimes à se taire, à ne pas dénoncer publiquement ces violations-là, décrypte Axelle Jah Njiké. Et c'est systématiquement au détriment des femmes. Ou bien tu es noire, ou bien tu es violée, mais pas les deux, en tout cas pas si ton agresseur -  que ce soit un homme ou une femme -  est membre de ta communauté."

Le travail de lobbies en Outre-mer plutôt que la voix de la foule

Pour lutter contre l'inceste, le travail associatif reste primordial. Pour Fabienne Sainte-Rose en Martinique, c'est avec Lamevi, l'association des mille et une victimes d'inceste et de traumatismes, depuis 2014 et au sein de SOS Kriz depuis 2015. Pour Saïrati Assimoukou à Mayotte, c'est en créant en octobre dernier "Souboutou ouhédzé jilaho - ose libérer ta parole" pour aider les victimes de son archipel natal.

En Martinique, comme désormais à Mayotte, ce sont des survivantes impliquées dans le milieu associatif qui donnent un visage et une voix aux victimes, les encourageant à s'exprimer. En 7 ans, Lamevi a ainsi accueilli plus de 2 500 Martiniquaises et une dizaine de Martiniquais dans ses groupes de parole. Saïrati Assimoukou a, quant à elle, déjà reçu des dizaines de témoignages de survivant(e)s. L'une comme l'autre ont choisi de s'exprimer publiquement, au risque de s'exposer aux représailles de leurs agresseurs et de ses proches, voire du reste de leur famille.

Décliner le combat localement

Les Ultramarins de l'Hexagone ne se sont pas emparées du hashtag #MeTooInceste, et la vague n'a pas non plus réellement déferlé sur les Outre-mer en janvier. A La Réunion par exemple, le mouvement de prise de parole sur les réseaux sociaux est passé inaperçu, jusqu'à ce que des pages locales soient lancées début février sous le nom "#MeTooInceste974". "Les gens ne s'identifiaient pas forcément ici à La Réunion, explique Jessy Michèle du collectif Eliana. Ils en avaient entendu parler mais, avant de reprendre et mettre le 974 derrière, le #MeTooInceste n'avait pas d'impact ici."

Sur Twitter, Facebook et Tiktok, le collectif Eliana, qui regroupe une vingtaine d'associations réunionnaises, partagent des messages de soutien de personnalités de l'île qui encouragent la libération de la parole et les témoignages de victimes. "Même si c'est anonyme, on reçoit trois ou quatre témoignages de victimes chaque jour." Le collectif réunionnais souhaite ainsi que la population s'approprie le mouvement, dans l'espoir que les associations puissent collaborer plus facilement avec les spécialistes de la victimologie et la justice.