"Ne vous inquiétez pas, on peut parler même si je suis en train de tatouer." Moana Toa Mounier, pieds nus, est assis sur son tabouret, les yeux rivés sur le bras de son client. Il entame une énième heure de travail sur ce tatouage commencé la veille. De la musique polynésienne défile en bruit de fond, couvrant à peine le bourdonnement du dermographe, l'outil du tatoueur. Il s'arrête pour remettre un petit peu de vaseline sur la peau du tatoué, afin d'aider l'aiguille à pénétrer dans la chair, et c'est reparti. Le client, allongé sur le siège, fait la grimace.
Moana Toa, 44 ans, est né à Tahiti. Premier petit-enfant de la famille et comme le veut la tradition polynésienne, c'est son grand-père qui lui a donné son prénom. "Moana" signifie "océan" en maori. "Toa" désigne le "guerrier". Malgré ce nom qui ne trompe personne sur ses origines, Moana n'a passé qu'une infime partie de son enfance en Polynésie, qu'il a quittée à 4 ans. Son père était marin. Il a donc beaucoup voyagé, surtout entre Toulon et les pays du Golfe. Aujourd'hui, c'est à Marseille, capitale de la Provence et deuxième ville de France, qu'il est installé et où il a ouvert son salon de tatouage.
Peau de cochon
"Le tatouage, c'est venu naturellement, raconte-t-il d'une voix posée. J'ai commencé à me faire tatouer sur le marché à Papeete, à Tahiti, quand j'avais 19 ans." Puis il a continué à Toulon, où il a demandé à des amis marquisiens de le tatouer. "Ils ont commencé à m'embrigader", s'amuse-t-il. Il se lance alors dans le tatouage traditionnel polynésien, art qui occupe une place particulière dans la culture des territoires du Pacifique. "Pour m'amuser, j'ai d'abord essayé sur des peaux de cochon. J'avais un charcutier à côté de chez moi qui avait la gentillesse de me donner ses couennes de cochon." Avant de tatouer pour la première fois, il s'exerce sur sa propre jambe. Et le voilà lancé.
Le bouche-à-oreille et l'effet boule de neige combinés, Moana Toa parvient rapidement à se faire un nom dans le milieu du tatouage polynésien, dont il fait son métier en 2012. Aujourd'hui, dans son salon du 6ᵉ arrondissement marseillais, il travaille avec quatre autres tatoueurs spécialisés dans différents styles, dont le tatouage coloré, japonais et fleuri. Lui est le seul à pratiquer le tatoo polynésien.
La 1ère a assisté à une séance de tatouage dans son salon de Marseille :
Ce matin-là, lorsque Moana nous accueille, il s'affaire sur Benjamin, un homme âgé d'une trentaine d'années. Il est venu spécialement de Bordeaux pour se faire tatouer le bras droit et une partie du dos. C'est son premier tatouage. Allongé sur le côté tandis que Moana Toa travaille, il se laisse faire, serrant parfois des dents et lâchant des grands souffles pour évacuer la douleur. Benjamin n'a pas le choix de prendre sur lui : le tatouage qu'il a demandé nécessite quatre jours de travail.
S'il est venu jusqu'à Marseille, c'est parce que le professionnel tahitien a bonne réputation. Moana Toa a su utiliser à bon escient les réseaux sociaux pour se faire connaître, partageant le fruit de son travail, ses "pièces uniques", comme il le dit lui-même, en noir et blanc sur Instagram. En plus de son salon, il fait le tour du monde des grandes conventions de tatouage, qui lui ont permis de développer une petite stature internationale. Après avoir fait un saut à Amsterdam en septembre, il sera à la convention de Rome ce week-end puis au Tattoo Planetarium de Paris début février 2024.
"Un tatouage culturel"
Au-delà de la réputation du tatoueur, Benjamin est aussi venu pour l'esthétisme et la symbolique du tatouage polynésien. "Plutôt que de choisir un modèle, une image fixe, on a choisi [avec ma compagne] des symboles comme la famille, les enfants... Des choses qui vont nous accompagner toute notre vie", explique-t-il.
Là où je vais avoir un style un petit peu différent, c'est justement parce que je ne suis pas à Tahiti. Là-bas, ils font beaucoup de marquisien. Mais moi, j'aborde la Polynésie dans sa globalité, le triangle polynésien, qui va de Rapa Nui, à la Nouvelle-Zélande jusqu'à Hawaï. Tout ce qu'il y a dans ce triangle, ça reste le même peuple. Je vais piocher un peu dans tous ces motifs traditionnels pour construire les tatouages.
Moana Toa Mounier, tatoueur polynésien à Marseille
Sur Benjamin, il dessine d'abord les différents motifs en rouge. Ensuite, vient l'aiguille, chargée de graver les symboles sur la peau. Toujours à l'encre noire. Sur le bras du client, apparaît l'océan, symbole du couple. Un peu plus haut, une rangée de coquilles de coquillage, semblables à des lames, représentent la protection, l'intimité. "Le tatouage polynésien, ça reste un tatouage culturel qui doit être en relation avec son porteur", dit Moana Toa. Un client qui demanderait une tête de mort ou des écritures se verrait gentiment recalé par le Tahitien.
Un agenda vite rempli
Face à la démocratisation et à la popularité du tatouage polynésien, Moana revendique son attachement à la tradition, l'essence même de ces immenses dessins gravés sur les corps. "Notre génération, c'est un peu notre rôle de poser des standards élevés pour les générations qui arrivent", revendique-t-il. Il se réjouit qu'en Polynésie, le Centre des arts et métiers de Tahiti professionnalise les métiers liés à la culture locale, dont fait partie le tatouage.
Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Suisse... La plupart des clients de Moana n'habitent pas à Marseille. "J'ai même un client qui vient du Texas et que j'avais déjà tatoué à Hawaï". Résultat : son agenda est complètement bondé. Il ne l'ouvre qu'une ou deux fois par an, pendant une journée, pour remplir ses rendez-vous. Benjamin, lui, a eu de la chance : il a pu avoir un créneau rapidement, grâce à une annulation.
Une fois le travail terminé, Moana Toa Mounier applique de la crème pour que le bras cicatrise et l'entoure d'un film plastique transparent, le temps que son client prenne une pause repas. Au bout des quatre jours de minutie pour Mona Toa, et de douleur passagère pour Benjamin, le résultat est impressionnant, tellement les détails et les finitions sont parfaites. "Merci Benjamin pour ta confiance et ton courage. Ce fut un voyage épique", a écrit Moana Toa sur son compte Instagram. Prochaine étape : Rome.
Cet article fait partie d'une série de reportages à Marseille, où Outre-mer la 1ère s'est rendue pour y rencontrer la communauté ultramarine. Retrouvez l'ensemble des articles ici et nos vidéos sur Instagram.