L’Australie aura-t-elle les sous-marins nucléaires tant attendus ?

Sous-marin d'attaque rapide de classe Virginia USS Minnesota a accosté à HMAS Stirling à Rockingham, en Australie-Occidentale, lors d'une visite le 26 février 2025. (Colin Murty/Pool Photo via AP)
L’Australie aura-t-elle ses sous-marins nucléaires ? Les Américains ne sont pas sûrs de pouvoir construire certains de ces vaisseaux en même temps que ceux prévus pour l’US Navy. Du coup on évoque le retour à la filière française abandonnée ou des solutions sans sous-marins. Hypothèses crédibles ?

Le projet de sous-marins nucléaires australiens prend-il l’eau ? La question se pose quand on voit que le fournisseur américain pourrait ne pas être en mesure de livrer 3 à 5 vaisseaux à partir de 2032 comme prévu.

 

Une commande de sous-marins qui faisait suite à l’annulation d’un contrat avec le Français Naval Group

 

Rappel : le 15 septembre 2021, Scott Morrisson, le premier ministre libéral, annonçait l’achat des sous-marins nucléaires américains et britanniques dans le cadre d’un accord militaire AUKUS unissant les 3 pays. En ligne e mire, notamment, la défense de la zone indopacifique face à l’influence et à la présence militaire grandissantes de la Chine dans cette région hautement stratégique. Cette annonce s’accompagnait de l’annulation d’une commande de 12 sous-marins français à propulsion classique (diesel-électrique) de type Barracuda pour un montant de 56 milliards d’euros. Une annulation qui avait provoqué une mini crise diplomatique avec Paris.

 8 sous-marins nucléaires d’attaque américains et britanniques

 

 Le plan lié à l’AUKUS prévoit 8 sous-marins. Au moins 3, voire 5 SNA (sous-marins nucléaires d’attaque) américains de type Virginia complétés à l’avenir par d’autres SNA, les SSN AUKUS, de conception britannique. Un projet grandiose (on parle de plusieurs centaines de milliards de dollars jusqu’au milieu des années 2050) qui verrait même Canberra construire ses propres sous-marins à partir de 2040. L’Australie a déjà versé 500 millions de dollars US, sur 3 milliards prévus juste pour le soutien aux chantiers navals de ses partenaires… Les sous-marins australiens actuels, Collins, vieillissent et devraient être retirés progressivement à partir de 2038.

Le 13 mars 2023 à Naval Base Point Loma, San Diego, le Premier ministre australien Anthony Albanese a serré la main du Président Joe Biden en compagnie du Premier ministre britannique Rishi Sunak. Ils ont alors dévoilé AUKUS, un accord trilatéral de sécurité impliquant l'Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis.

 

Les chantiers navals ne parviennent pas à suivre avec une demande américaine qui s’accroit

 

Le problème, c’est que pour faire face à une marine chinoise qui met sans cesse des bâtiments à l’eau, les besoins de l’US Navy se sont accrus. Elle veut faire passer le nombre de ses sous-marins d’attaque de 49 à 66. Pour satisfaire cette demande dans les temps ainsi que celle des Australiens il faut en produire une moyenne de 2,3 par an. Or, depuis la pandémie, les chantiers navals américains ne parviennent à en fournir annuellement que 1,2.

De fait, Elbridge Colby considère, certes, que l’Australie est un « allié essentiel » des Etats-Unis et que c’est une « excellente idée » qu’elle soit dotée de sous-marins d’attaque. Mais l’homme désigné par Donald Trump pour être sous-secrétaire à la politique de défense reconnait que cette vente à l’Australie pose « un problème très difficile ». Les vendre serait « fou » si les tensions autour de Taïwan s’amplifient. Cela pourrait rendre les marins américains « vulnérables ».

  

Si besoin les sous-marins prévus pour les Australiens pourraient…rester américains mais Washington veut mettre les bouchées doubles

 

 

Le service de recherche du Congrès US imaginait que les 3 à 5 sous-marins prévus au départ pour les Australiens pourraient donc être en fait livrés à la marine américaine. Celle-ci exploiterait cependant certains d’entre eux à partir de l’Australie avec 4 autres SNA américains et un SNA britannique comme cela était prévu, à partir de 2027.

Une hypothèse qui, on s’en doute, ne conviendrait guère à Canberra. Toutefois, rien n’est encore totalement perdu. Côté américain, on semble vouloir réagir. E. Colby dit avoir exprimé « des inquiétudes » concernant la flotte de sous-marins d'attaque américains et les taux de production de nouveaux bateaux, mais semble adopter un ton volontariste :

"Nous devons accroître la production de sous-marins d’attaque américains pour répondre aux besoins militaires américains dans la région indopacifique – pour garantir que nos militaires, hommes et femmes, soient aussi bien armés que possible en cas de guerre – ainsi que pour respecter nos obligations au titre du premier pilier d’AUKUS."

Interrogé récemment sur le sujet le président Trump n’avait pas l’air très au courant. Il aurait cependant déclaré qu’il "ressusciterait l’industrie de la construction navale américaine » en créant un « bureau de la construction navale » à la Maison Blanche. Des bâtiments seraient fabriqués « très rapidement…très bientôt".

 

" …Nous ne pouvons pas partir du principe que les Américains seront toujours là."

 

Mais de toutes façons, pour Malcolm Turnbull qui a tiré les leçons des récents comportements américains vis-à-vis de l’OTAN, de l’Europe et de l’Ukraine,  "l’Amérique est un allié beaucoup moins fiable sous Trump qu’elle ne l’était". L’ancien premier ministre libéral australien (septembre 2015 à août 2018) est celui qui avait signé le contrat d’achat de sous-marins français. Et il poursuit, dans le journal The Guardian :

 

"Le message essentiel est que nous allons devoir envisager de défendre l’Australie par nous-mêmes. C’est là le véritable problème. Nous ne pouvons pas partir du principe que les Américains seront toujours là."

 

La possible défaillance américaine "un secret de polichinelle" connu dès le début par des "chercheurs sérieux"

 

Si cette situation inquiétante, liée à une possible défaillance américaine, est mise sur le devant de la scène depuis quelques mois, elle n’étonne pas vraiment des spécialistes du dossier. Pour Mikaa Mered, interrogé par Outre-mer la 1ère, c’était depuis le début "un secret de polichinelle". Selon lui, la partie française et des milieux de la défense australiens avaient identifié le "scenario… dès la dénonciation surprise de l'accord (avec les Français) et la révélation de l'accord secret avec les Etats-Unis". Le géopolitologue affirme que la France et les "chercheurs sérieux" avaient prévenu les Australiens d’un problème qui n’était pas politique mais "purement capacitaire" :

"… Attention, amis australiens, on vous abuse ! jamais les Etats-Unis ne seront en capacité de livrer ce qu'ils vous promettent dans les temps. »

 

Le Suffren, sous-marin d'attaque français de nouvelle génération, devait inspirer les sous-marins de la classe Attack prévus pour l'Australie.

Le plan B avec des sous-marins français envisagé par plusieurs experts

 

 

L’enseignant à Sciences Po et à l’école de guerre enchaîne :

"A l'époque, la grande blague consistait à dire que les Australiens finiront par payer trois fois : au moment du premier accord, les pénalités à la dénonciation unilatérale de l'accord, et le jour où ils comprendront qu'ils ont été bernés et qu'il faudra appeler les Français pour un plan B… Oui, la seule véritable alternative possible face à cet état de fait qui se vérifie, d'un point de vue capacitaire comme d'un point de vue technologique et stratégique, dans la zone indopacifique et australe, c'est de revenir à une solution française."

 

Une réorientation vers la France proposée aussi localement par des experts indépendants comme ceux de l’Australian Strategic Policy Institute :

"Le projet actuel d’AUKUS, qui prévoit huit sous-marins nucléaires d’attaque, a toujours été imparfait et les risques s’accumulent désormais…Nous devons être prêts à abandonner le projet d’achat de sous-marins dans le cadre de l’AUKUS."

Même son de cloche chez Peter Briggs. Le contre-amiral australien à la retraite juge les SNA prévus par l’AUKUS trop grands et trop chers. Et ils nécessiteraient des équipages importants. L’ex militaire souhaite que son pays s’équipe donc de sous-marins nucléaires français de classe Suffren, issus du programme Barracuda. Selon lui, leur dimension plus modeste que celle des submersibles américains et SSN AUKUS les rend plus adaptés aux besoins et aux moyens de son pays…

 

D’autres solutions évoquées comme l’achat de sous-marins japonais

 

 Plusieurs autres plans de rechange sont aussi évoqués. Par exemple l’achat de sous-marins japonais de la classe Taigei. Cela avait d’ailleurs été envisagé par Canberra dans le passé. Ces bâtiments à propulsion diesel-électrique sont livrés à la marine japonaise sans retard ni inflation des coûts. Ils sont les premiers à être équipés de batteries lithium-ion. Mais selon Mikaa Mered, la concurrence nippone n’est plus vraiment sérieuse au vu des souhaits australiens :

"Le Taigei à la base n'est pas conçu pour autre chose que les besoins japonais : patrouilles courtes dans des eaux proches des côtes, là où les Australiens ont besoin de l'exact contraire. Le Barracuda est donc plus adapté. Et l'autre point est que les Français sont prêts à un transfert de technologie et à produire en Australie. Les Japonais n'y sont pas si ouverts, en tout cas en théorie. Et ensuite il y a la capacité nucléaire : avec le Barracuda, la négociation peut techniquement s'ouvrir. Même si l'accord initial portait sur une propulsion diesel et que la France n'est pas ouverte à un transfert de technologie nucléaire. Avec le Taigei, la discussion ne peut pas s'ouvrir : il n'existe pas en version nucléaire."

 

En 2016, les sous-marins français destinés à la marine australienne avaient été commandés. Le contrat a été annulé et l'Australie a conclu un partenariat avec Washington et Londres.

 

Pour d’autres experts, sans AUKUS, pas de sous-marin

 

 Mais dans la revue Naval News, Alex Luck juge qu’en fait, les diverses options envisagées de remplacement par d’autres sous-marins ne sont pas crédibles : problèmes encore de capacité ou simplement de timing. Il est tard…  Donc pour l’analyste de défense, ce serait l’AUKUS ou rien : sans AUKUS, il n’y aurait pas de sous-marins.

  

Y-a-t-il une alternative crédible aux sous-marins ?

 

 

Cela rejoint l’inquiétude de Malcolm Turnbull :

 "Il se peut que nous nous retrouvions malheureusement sans sous-marins…nous devrons alors investir dans d’autres moyens de nous défendre."

 Justement, en alternative aux sous-marins, le document du service de recherche du Congrès US suggère d’autres investissements militaires à Canberra :

 

" … L’Australie, au lieu d’utiliser des fonds pour acheter, construire, exploiter et entretenir ses propres SNA, investirait plutôt ces fonds dans d’autres capacités militaires – comme par exemple des missiles antinavires à longue portée, des drones, des munitions rôdeuses, des bombardiers à longue portée B-21, ou d’autres avions d’attaque à longue portée – afin de créer une capacité australienne pour effectuer des missions militaires non liées aux SNA ".

 

Henry Sokolski, le directeur exécutif du Non Proliferation Policy Education Center, basé aux États-Unis, propose aussi, dans Breaking Defense, d’abandonner les SNA ou d’attendre 2040 pour s’en équiper :

"Plutôt que de sacrifier une grande partie de son programme de défense pour acheter des sous-marins nucléaires, l’Australie devrait plutôt adopter un Plan B AUKUS, qui mettrait en œuvre de nouvelles technologies de défense telles que des systèmes sans équipage et des armes hypersoniques, ce qui renforcerait sa sécurité plus rapidement et pour beaucoup moins cher".

Canberra se consacrerait ainsi au 2ème pilier du pacte AUKUS plutôt qu’au premier…

Là encore Alex Luck est sceptique :

 

"Aucune capacité nouvelle ou révolutionnaire, y compris les systèmes sans équipages existants, ne répond aux indicateurs de performance clés permettant de remplacer sans difficulté les sous-marins avec équipage comme moyens opérationnels. Ce facteur est essentiel pour que d'autres États revoient leurs postures de forces en la matière. L'augmentation des investissements dans les capacités sous-marines est désormais une tendance mondiale observable."

  

Au fond, l’accord AUKUS est il globalement bénéfique à l’Australie ?

 

 D’où semble-t-il l’inquiétude de Malcolm Turnbull pour qui l’AUKUS « a sacrifié l’honneur, la souveraineté et la sécurité de l’Australie ». Mais paradoxalement, à en croire Alex Luck, cet accord est maintenant la seule planche de salut d’une armée australienne dont la marine « a connu des déficits systémiques en matière de recapitalisation du matériel au-delà du remplacement des sous-marins de classe Collins… Si l’AUKUS vacillait…la force de défense australienne pourrait bien se sentir trop faible et à bout de souffle pour faire face à ses obligations opérationnelles ».

 

Avec Washington, les efforts de l’Australie et l’atout indopacifique

 

Comme avec les pays de l’OTAN, Washington presse Canberra d’augmenter ses dépenses militaires rappelant qu’elles sont au-dessous des 3% préconisés pour les Européens. Richard Marles, le ministre australien de la défense répond : « Les documents budgétaires montrent que le gouvernement Albanese (du nom du 1er ministre travailliste Anthony Albanese) augmente les dépenses de défense à des niveaux records. »

Les dépenses de défense australiennes devraient atteindre 2,02 % du PIB cette année. D'ici l'exercice 2033-2034, les engagements du gouvernement Albanese devraient conduire à 2,4 % du PIB. Le pays des kangourous fait donc des efforts. Seront-ils jugés suffisants à la Maison Blanche ? En tout cas, l’Australie a un atout dans son jeu : l’importance accordée par l’administration Trump à la zone indopacifique. Celle-ci ne devrait pas connaître un désengagement américain semblable à celui que commence à subir l’Europe à travers l’OTAN. Reste à savoir si cela suffira pour que le pays des kangourous reçoive ses sous-marins. Réalité et volonté n’avancent pas toujours à la même vitesse…