"L'esclavage transatlantique a bien été un système d'esclavage spécifique", selon l'historienne Cécile Vidal [Interview]

La chercheuse Cécile Vidal a coordonné un livre somme intitulé "Les mondes de l'esclavage" dont l'ambition est de repenser l'esclavage en pratiquant le comparatisme à l'échelle mondiale.

Outre-mer La 1ere : Près de 1200 pages, plusieurs contributeurs, un spectre de l’esclavage très large. Cette somme, Les mondes de l’esclavage, dilue-t-elle ou souligne-t-elle au contraire la spécificité de la traite transatlantique ?
Cécile Vidal
 : Notre projet a été de désaméricaniser les études sur l’esclavage parce que pendant longtemps, la focalisation a été sur l’esclavage américain, et aussi sur l’esclavage gréco-romain dans l’antiquité. C’était les deux pôles qui attiraient l’attention. Nous avons voulu ouvrir la focale et pratiquer le comparatisme pour penser la diversité des esclavages. Cette ouverture conduit au contraire à mettre en exergue la singularité du système atlantique de l’esclavage qui repose sur la combinaison de l’impérialisme, du colonialisme, d’une traite massive et d’un esclavage racial.

Qu’est-ce qui caractérise cet esclavage ?
Cécile Vidal :
Ce qui singularise ce système atlantique de l’esclavage, c’est la massification de la traite dans un temps très court. Sur trois cent-soixante-six ans, on compte 12,5 millions d’esclaves, dont 5,8 millions déportés entre 1750 et 1825. On voit bien que le XVIIIe siècle est un moment de massification de la traite. Ca crée des sociétés où les esclaves peuvent compter jusqu’à 90% de la population. Par exemple, à Saint-Domingue, il y avait 100.000 esclaves, 30.000 Blancs, 30.000 libres de couleur à la veille de la Révolution Française. Ce sont des lieux détonants. Il faut comprendre comment un tel système a pu perdurer aussi longtemps. La particularité c’est aussi la dimension raciale de cet esclavage qui n’a pas d’équivalent ailleurs, même si l’esclavage repose sur des formes de mises en avant de l’altérité des esclaves.

Cécile Vidal, directrice de recherche à l’EHESS, coordonnatrice pour "Les mondes de l’esclavage".


Est-ce que la question économique n’a-t-elle pas été obérée par la dimension morale ?
Cécile Vidal
: Il y a toujours des recherches supplémentaires à faire. Il faut toujours réfléchir aux multiples finalités de l’esclavage qui a souvent une dimension économique, mais pas toujours. Dans le cas de la traite transatlantique, la motivation économique est essentielle. L’impérialisme, le colonialisme et l’esclavagisme vont de pair avec l’expansion du capitalisme marchand. Mais il y aussi d’autres finalités. Les esclaves peuvent aussi être dans l’histoire du monde des objets de prestige qu’on met à mort lors des sacrifices lors de rituels religieux et autres. Il y a toujours une dimension socio-politique même lorsqu’il (l’esclavage) est fondamentalement économique.

La servitude sexuelle est-elle consubstantielle de l’esclavage ?
Cécile Vidal :
C’est une dimension importante. Même aux Amériques où l’on amène des hommes et des femmes d’abord dans les plantations de canne à sucre, de café, plus tard de coton, il y a une violence systémique à l’égard des femmes esclaves parce que c’est un moyen de contrôle social, de démoralisation des populations serviles, de dévirilisation des hommes esclaves. Dans toutes les sociétés esclavagistes, quand les esclaves sont exploités pour leur force de travail, leur sexualité l’est aussi. Pour le plaisir des maitres, mais aussi à travers des formes de prostitution. Et dans les villes caribéennes, les bordels remplis d’esclaves femmes servaient aux populations d’officiers, de marins de passage. C’est une autre dimension de l’esclavage qu’on connait moins.

Regardez le reportage de Louis Otvas

©la1ere


Dans quelle mesure l’esclavage conditionne-t-il les sociétés ?
Cécile Vidal 
: Dans les sociétés esclavagistes, et en particulier dans le cas des Amériques coloniales, l’esclavage conditionne l’ensemble des instituions pratiques et les relations sociales. Il n’y a rien de l’expérience sociale qui échappe au système esclavagiste, en partie parce que c’est un système tellement difficile à reproduire. Il y a des disparités démographiques énormes entre maitres et esclaves, avec des masses serviles qu’il faut maintenir dans une position de subordination et faire travailler. Ca implique que l’ensemble de la société libre, propriétaires ou non d’esclaves, travaille à la reproduction de l’ordre esclavagiste, de la manière dont l’esclavage irrigue les sphères sociale, culturelle, économique et politique. On construit cette séparation entre métropole et colonie autour du principe du sol libre de France. D’où en théorie l’esclavage est exclu et relégué dans les colonies. Cet empire est autant esclavagiste que colonial parce que toutes les parties de l’empire profitent et contribuent au maintien du système atlantique de l’esclavage, alors que les bénéfices vont d’abord en métropole.

Pouvez-vous nous résumer l’objectif de l’ouvrage ?
Cécile Vidal :
Repenser l’esclavage en pratiquant le comparatisme à l’échelle mondiale, et offrir en même temps une autre histoire du monde au prisme de l’esclavage.