" Je vous propose aujourd'hui de revoir les bases de la sauce chien", déclare d'un ton énervé Jérémy Hortensia, alias Jeremy's cooking sur Instagram. Sur un fond musical signé Sweet Micky, l'influenceur culinaire filme en gros plan ses mains qui découpent la tomate, l'oignon, l'oignon pays, le persil, l'ail, le piment végétarien et un morceau de piment bondamanjak (habanero). La liste est précise, et s'inspire de la "bible des Antillais" selon les mots du Martiniquais. Avec une bonne dose d'humour, Jérémy Hortensia détaille à sa communauté sur Instagram la recette qui constitue à ses yeux "une partie de son histoire".
Sauce chien, tourment d'amour, colombo ou fricassé de lambi, les recettes de cuisine créole ont envahi les réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok. Des courtes vidéos illustrent les différentes étapes de préparation d'un plat, et mettent l'eau à la bouche aux internautes derrière leurs écrans. Du cuisinier amateur au chef gastronomique, des profils divers et variés se sont érigés comme les comptes à suivre pour découvrir, ou redécouvrir, la cuisine créole.
Une cuisine chargée d'histoire
Depuis un an, Doreen publie sur TikTok ses recettes des Antilles et d'ailleurs, pour une audience de 10 000 abonnés. Passionnée de cuisine, la jeune fille a grandi à Lyon dans une famille guadeloupéenne. "On a toujours beaucoup cuisiné chez moi, raconte la jeune diplômée en ressources humaines. Mais depuis que mes frères ont quitté la maison, ma mère est beaucoup moins derrière les fourneaux. Le seul moyen de continuer à manger cette cuisine était d'apprendre par moi-même."
À raison de trois vidéos par semaine, Doreen, sous son pseudonyme CookwithDo, détaille les recettes qui ont marqué son enfance, pour le plus grand plaisir de ses abonnés : "Les gens sont contents de voir ce type de contenu. Ils me disent que ça leur permet de retrouver leur île, ou que ça leur rappelle quand leurs grand-parents cuisinaient." Dans la section commentaire de Jeremy's cooking, les débats sont plus animés. "Certaines personnes ne sont pas d'accord sur la recette, ils disent que leur mère ne faisait pas comme ça", sourit l'apprenti pâtissier, qui cherche à mettre en avant les produits locaux martiniquais.
" Sur les réseaux sociaux, on voit de plus en plus de recettes que je dirais aménagées, où on ne retrouve plus l'histoire de cette cuisine, s'attriste l'ancien communicant, aussi diplômé en pâtisserie et cuisine. Par exemple, la sauce chien se nomme de cette façon en raison de la marque de couteau Chien, mais aussi parce que cette sauce peut accompagner fidèlement tous les plats, comme cet animal." Avec un ton humoristique, le jeune homme en reconversion professionnel revisite la cuisine de son île dans ses vidéos, tout en glissant quelques informations historiques.
Un public friand
Une démarche qui n'a pas plu à tout le monde. " À mon arrivée sur les réseaux sociaux, j'ai reçu beaucoup de commentaires négatifs de la part de chefs, se remémore Jérémy Hortensia. J'étais autodidacte, et on me disait que c'était à cause de profils comme les miens que le monde de la cuisine allait couler." Aujourd'hui, Jeremy'scooking est suivi par 44 000 personnes sur Instagram. " Mes vidéos touchent environ 370 000 comptes, c'est le nombre d'habitants en Martinique", s'étonne encore l'influenceur qui s'est lancé sur les réseaux sociaux il y a à peine cinq mois. Un peu "dépassé par les évènements", Jérémy a ouvert une société de communication pour pouvoir produire du contenu sponsorisé et "vivre de sa passion".
" De plus en plus de nouveaux restaurants font appel à des influenceurs, explique Lucille Mijdt, co-fondatrice de l'agence The Palm Agency, spécialisée dans le marketing d'influence pour les Outre-mer. Généralement, les restaurants offrent le repas contre une communication sur les plats ou sur l'établissement." La rémunération intervient plus régulièrement lors d'un partenariat avec des marques. Par exemple, lorsqu'un influenceur va mettre en avant dans ses publications des produits vendus par l'entreprise.
Sur le compte Instagram du chef guadeloupéen Jean-Rony Leriche, certaines photos sont estampillées du logo "Maison Macéo". Tartelette de mangoustan, tarte de thon aux ramboutans ou poulet laqué au rhum vieux, le chef propose à ses abonnés des recettes avec les produits de cette marque importatrice de mets créoles. " On essaie ensemble de mettre en avant la gastronomie culinaire antillaise", souligne le chef guadeloupéen, qui organisait de nombreux directs sur Instagram pendant le confinement pour partager son amour de la cuisine.
Créer des passerelles
À l'aise sur les réseaux, Jean-Rony Leriche expose aussi son savoir-faire aux côtés de l'influenceuse Genius Iron. Dans de courtes vidéos, les deux Guadeloupéens se donnent pour défi de cuisiner dans la nature, avec les aliments accessibles, mais aussi ses ustensiles. Dans la rivière ou sur la plage, le chef rivalise d'ingéniosité pour tirer profit de l'environnement qui l'entoure, comme utiliser des bambous pour faire cuire des ouassous. " Avec ces vidéos, on tente de sensibiliser les gens, explique Jean-Rony Leriche. On leur montre qu'on peut manger avec ce qu'on a dans la nature en Guadeloupe et aux Antilles."
Jean-Rony Leriche n'est pas une exception. Sur les réseaux sociaux, les cuisiniers professionnels ont aussi leur public.
Sur le marché de l'influence culinaire, les chefs occupent une place de plus en plus importante. C'est une communication qui fonctionne bien. C'est informel, donc c'est plus efficace qu'une campagne sur le restaurant directement.
Benjamin Guedj, fondateur de Taste, agence de communication culinaire.
" Les réseaux sociaux ont révolutionné l'entraide dans notre domaine, s'enthousiasme Jérôme Bertin, administrateur de la commission Outre-mer des Toques Françaises. On peut valoriser notre travail, et celui de nos collègues." Basé en Île-de-France,le consultant et animateur d'ateliers culinaires ne se voit plus travailler sans les réseaux sociaux. " Avec la distance, ça peut être difficile de mettre en avant la cuisine créole, déclare le chef guadeloupéen. Mais grâce aux réseaux sociaux, on peut créer des passerelles entre l'Outre-mer et l'Hexagone."