Avec ses 1,88 m pour 110 kg, Arnjolt Beer, le colosse de Koumac, cale le projectile entre son cou et son épaule avant de lancer son bras en avant. Tôt le matin, le champion de France du lancer du poids propulse la boule de 7,26 kilogrammes à 18,72 mètres dans l'une des aires du Stade Olympique Universitaire de Mexico. Lors de ses deux derniers jets, il mord la ligne de lancer. Il écope de deux 0. Ses performances ne sont pas suffisantes pour accrocher la finale. La déception est immense sous le ciel de Mexico, ce 13 octobre 1968. Le Calédonien ne passe pas les qualifications. La compétition est remportée par l'Américain Randy Matson, le détenteur du record du monde, avec la marque de 20,54 m. Il devance son compatriote George Woods deuxième avec 20,12m et le Soviétique Eduard Gushchin, troisième avec 20,09m.
En route pour une deuxième olympiade
Fort de ses deux titres de champion de France, il place de nombreux espoirs sur les Jeux Olympiques de Munich 1972. Au lendemain de la cérémonie en hommage aux 11 athlètes israéliens pris en otages et assassinés par un groupe de terroristes palestiniens dans le Stade Olympique, il n’améliore que de 2 centimètres sa performance des JO 1968. Son second essai est mesuré à 18m74. Il est éliminé dès les qualifications. En finale, le Polonais Władysław Komar remporte le titre en réalisant un nouveau record olympique à 21,18 m. Il devance d'un centimètre seulement l'Américain George Woods.
L'épopée d'un héritage familial
À l'âge de 17 ans, ses performances forcent l’admiration. Précoce, le Calédonien lance déjà le poids aussi loin que les meilleurs spécialistes. Raymond Thomas, recordman de France du poids et six fois champion de France de 1953 à 1959, en mission pour le ministère des Sports en Nouvelle-Calédonie, le découvre. Il lui propose de faire une formation en région parisienne. Le ministère des Sports lui attribue une bourse.
Janvier 1966, Arnjolt Beer quitte la Nouvelle-Calédonie, il débarque à l’aéroport du Bourget avec une chemise tahitienne en plein hiver. Le choc thermique est terrible. Très loin de la chaleur de Nouméa et de Koumac où il a vécu le plus clair de son enfance. Sa mère, originaire de Voh, enseigne. Engagée volontaire avec le Bataillon du Pacifique, sa maman rejoint Londres. Elle a été la conductrice du Général de Gaulle avant de rallier l’Afrique. Son père, médecin norvégien, exerce comme infirmier dans le village de Tiébaghi, et vaccine les Kanak dans les tribus. À Lagos, au Nigéria, il est en mission humanitaire. C’est le coup de foudre. Ils se rencontrent un lundi, ils se marient le jeudi de la même semaine. À la fin de la guerre, retour à Londres. Puis direction la Nouvelle-Calédonie.
Né à Koumac, un 19 juin 1946, il est prénommé Arnjolt en hommage au meilleur ami de son père tué par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. S’il était né la veille, il aurait été appelé Charles, en l’honneur du Général De Gaulle et l’appel du 18 juin.
Arnjolt effectue une partie de sa scolarité à Nouméa et poursuit ses études secondaires au lycée La Pérouse. Son père, féru d'athlétisme, lui transmet la passion du sport.
Le deuxième athlète français le plus sélectionné
Un mois après son arrivée dans l'Hexagone, il fait son entrée en équipe de France et dispute sa première compétition internationale. Septembre 1966, il incorpore le bataillon de Joinville durant 15 mois et rejoint l’Institut national du sport. Doté de sacrées qualités explosives, haltérophile à ses heures perdues, il domine sur le plan national durant une décennie. Il participe à 18 championnats de France en plein air et 18 championnats en salle, 5 Jeux du Pacifique. Il remporte dix titres nationaux.
Ses duels avec Pierre Colnard, son aîné de 17 ans restent mémorables. Adversaire sur le terrain, il le considère comme son père spirituel. Cette rivalité lui permet d’avancer et d’élever son niveau. Les championnats de France de 1968, au stade de Colombes, demeurent le meilleur souvenir de la carrière du Calédonien. Le duel se termine à l’avantage du colosse de Koumac. Béer coiffe sur le poteau Colnard. Il le devance d’un centimètre : 19,32 mètres contre 19,31.
La même année, Arnjolt Beer est le premier lanceur dans le monde à avouer avoir pris des anabolisants avant les Jeux olympiques de Mexico. Il déclare également que l'usage de ces produits dopants se généralise. Mais il comprend qu’il prend des risques en faisant de telles révélations. La sanction peut aller jusqu’à une suspension de deux ans. En 1974, il affirme : "Si l'on prend les dix meilleurs lanceurs du monde, au poids, au disque, au javelot et au marteau, le pourcentage de ceux qui prennent des anabolisants est simple à déterminer : 100%."
Le 2 octobre 1977, Arnjolt Beer réalise son record personnel avec un jet de 19,76m mais les meilleures performances mondiales se jouent déjà au-delà de 22 mètres. À 37 ans, il tire sa révérence aux VIIes Jeux du Pacific à Apia, capitale des Samoa. Avec une carrière d’une longévité exceptionnelle, le Calédonien est le deuxième athlète français le plus capé avec 72 sélections, derrière son camarade Alain Mimoun, qui en comptait 84.
Écoutez Arnjolt Beer évoquer les meilleurs souvenirs de sa carrière