Après des années de tensions en Nouvelle-Calédonie entre indépendantistes et non-indépendantistes, le drame d'Ouvéa marque le point culminant des violences. Entre l'attaque de la brigade de Fayaoué à Ouvéa, le 22 avril 1988, et l'assaut final mené sur la grotte de Gossanah, le 5 mai 1988, quatre gendarmes, dix-neuf militants indépendantistes et deux militaires sont tués. Ce bain de sang sur l'île d'Ouvéa, située à une centaine de kilomètres de la Grande-Terre, provoque une onde de choc sans précédent en Nouvelle-Calédonie.
A l'approche du référendum sur l'indépendance de l'archipel prévu le 4 novembre 2018, retour jour après jour sur les événements de 1988. Jusqu'au 26 juin, La1ère donne la parole aux petits et grands témoins de cette période.
Retrouvez ici les quatre premiers volets de notre série "Il y a 30 ans".
Sikari Nigote, grand chef de la tribu de Hwadrilla
En 1988, Ouvéa, île de l'archipel des Loyauté en Nouvelle-Calédonie, compte près de 3 000 habitants. Avec la mort des dix-neuf militants indépendantistes, tués le 5 mai 1988 lors de l'assaut de la grotte de Gossanah, chaque tribu, chaque clan, chaque famille a perdu un enfant. L'île est plongée dans le deuil.
Les "dix-neuf enfants" d'Ouvéa ont été enterrés, le 8 mai 1988, dans une fosse creusée dans le corail, au bord des eaux turquoises du lagon, au centre de l'île, dans la chefferie de Hwadrilla. "A l'époque, il n'y a pas eu d'intenses discussions. Il était difficile de parler, tout était précipité", se souvient Sikari Nigote, grand chef de la tribu de Wadrilla, âgé de 37 ans en 1988. "Le comité de lutte de Gossanah nous avait fait part de son idée d'enterrer les dix-neuf dans l'enceinte de la tribu de Hwadrilla. Les enfants morts venaient du nord, du centre et géographiquement, Hwadrilla est au centre de l'île. C'était stratégique mais aussi symbolique", poursuit Sikari Nigote qui va pourtant s'opposer à cette idée.
Regardez ci-dessous le témoignage de Sikari Nigote :
Dans la tradition coutumière, les enfants ont un clan, un rôle dans chacun de leur chefferie. Pour le grand chef de Hwadrilla, il était "inimaginable et impossible coutumièrement d'enterrer dans sa chefferie, les enfants des autres chefferies", explique-t-il. "Alors que les corps des dix-neuf étaient ramenés à la mairie pour être identifiés, nous nous sommes réunis. Un vieux a alors parlé d'une voix forte : - N'y-a-t-il pas une terre ici pour que l'on enterre tous nos enfants ? - Il y a eu un grand silence", se souvient le grand chef de Hwadrilla qui finit par accepter.
Trente ans après, je regrette un peu que les enfants soient ici devant la chefferie. A l'époque, nous devions être ensemble, mais aujourd'hui, la vie a repris dans les tribus et les corps de ces enfants restent éloignés de leur famille.
Noël Kabar, fermier caldoche expulsé de Canala
Si Ouvéa est le point culminant des violences en 1988 en Nouvelle-Calédonie, Canala est aussi un important foyer de tensions. Située dans l'Est de la Grande-Terre, derrière la chaîne de montagnes qui la sépare de la côté Ouest et de Nouméa, Canala se divise sur la question de l'indépendance. Comme à Ouvéa, les indépendantistes sont déterminés. Les anciens racontent que les racines d'un Banyan de Canala ressortent à Ouvéa. Un symbole kanak pour expliquer par cet arbre ce lien fort entre ces deux terres, fiefs de leaders indépendantistes.
Comme à Ouvéa, en mai 1988, les tensions sont vives à Canala. Comme à Ouvéa, les indépendantistes pensent à occuper la gendarmerie. Dans les campagnes, sur les routes et les barrages, Kanak et Caldoches se font face. Le 16 mai 1988, quatre gendarmes sont blessés par balles à Canala.
Regardez le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie :
"Du 22 avril jusqu'au 26 juin 1988, on assiste à une situation aussi tendue qu'en novembre-décembre 1984, explique Olivier Houdan, historien. A Canala, des personnes sont contraintes de quitter leur logement, de se réfugier à la gendarmerie et de fuir Canala sous la pression. Des barrages et des morts vont émailler cette période. Il y a à Canala, comme un écho de ce qu'il se passe à Ouvéa".
Regardez ci-dessous les explications d'Olivier Houdan, historien :
Noël Kabar fait partie de ceux qui ont dû fuir Canala en mai 1988. Ce fermier caldoche va assister, impuissant, à la destruction de son exploitation par de jeunes militants indépendantistes. "En 1988, les premiers événements à Canala ont obligé les colons, les éleveurs et les agriculteurs à quitter les lieux sous la pression de gens qui réclamaient les terres, raconte Noël Kabar. Moi, j'ai essayé de rester".
Reçu par les chefs coutumiers, le fermier caldoche est autorisé à rester à Canala. "Ils m'ont dit : - tu as toujours fait la coutume, tu as toujours été bien avec nous, tu vas rester ici -. Ils me considéraient comme un des leurs", se souvient Noël Kabar qui a grandi près de tribus kanak et qui parle même leurs langues. "Après la mort d'Eloi Machoro (NDLR : en janvier 1985), ça a dégénéré, remarque-t-il. Il y a eu plus ou moins une révolution, tous les jeunes n'ont pas respecté la parole des anciens".
Regardez ci-dessous le témoignage de Noël Kabar :
En quelques jours, l'exploitation de Noël Kabar est saccagée. "On a tué mes animaux devant moi, il n'y avait plus d'électricité, plus d'eau, je ne pouvais plus tenir. J'ai tenté de rejoindre le village par la route, mais on m'a tiré dessus. J'y suis allé à la nage et j'ai rejoint la gendarmerie. J'ai vu mon habitation brûler, le matériel comme les constructions. Tous les cheptels étaient en divagation. J'ai quitté définitivement Canala avec beaucoup de tristesse et de larmes", conclut Noël Kabar, la gorge nouée.
Regardez ci-dessous le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie avec Noël Kabar en mai 1988 :
Respecté des kanak et attaché à eux, ce retraité a gardé des liens solides avec les chefs coutumiers de Canala. Un igname (tubercule au centre des traditions coutumières kanak, ndlr) porte même son nom. Le fermier a refait sa vie à Boulouparis, sur la côte Ouest de la Grande-Terre, où il a racheté un domaine pour y "planter des pommes de terre et un élevage bovin".
Trente ans plus tard, Noël Kabar estime que "le problème calédonien aurait bien pu se régler sans référendum, à condition de mettre tous les habitants de la Nouvelle-Calédonie sur un même pied d'égalité". (Plus d'informations dans le documentaire de 52 minutes "Retour à Canala" réalisé en 2008 par Antoine Letenneur et Jean-Noël Mero, ndlr).
Gaston Nedenon, proche d'Eloi Machoro
Comme Noël Kabar, des dizaines de personnes vont fuir Canala en 1988. Qu'ils soient loyalistes ou considérés comme tels, leurs maisons et leurs biens sont brulés. Ces "exilés" de Canala sont souvent accueillis à Nouméa. De l'autre côté des montagnes, Canala se coupe du reste de la Nouvelle-Calédonie. Des barrages sont érigés sur les routes.
Dans les années 80, Gaston Nedenon est un proche du leader indépendantiste, Eloi Machoro. Il fait partie des jeunes militants indépendantistes de Canala. "En 1988, ce ne sont pas vraiment des expulsions, estime-t-il. Les gens qui ne se sentaient pas en sécurité dans les tribus se sont rendus à la gendarmerie". "Historiquement, à Canala nous sommes les mauvais élèves du pays, les guerriers, remarque Gaston Nedenon. En 1981, c'est de Canala que sont parties les premières revendications foncières, les colons avaient déjà commencé à partir à ce moment-là".
Selon lui, "en 1988, les jeunes étaient dans la revendication pure et dure", poursuit-il. "Il y avait les premières exactions sur les propriétés : couper les barbelés… etc. Nous les jeunes, on comprenait que quelque chose se passait, mais nos anciens n'osaient plus le dire, ne comprenaient pas ce qu'il se passait, pourtant ils subissaient".
Regardez ci-dessous le témoignage de Gaston Nedenon :
Irène Mapéri, habitante de Montravel
Nouméa, le chef-lieu, ne sera pas épargné par les tensions. Le 18 mai 1988, un attentat vise un immeuble de la cité Pierre-Lenquette, à Nouméa. De nombreux kanak vivent dans ce quartier de Montravel, surnommé la "tribu dans la ville". Pour la première fois, un attentat vise un immeuble d'habitation à Nouméa. En pleine nuit, une bombe explose dans l'un des appartements et blesse quatre personnes. Il n'y a pas de mort, le carnage est évité. L'acte est criminel, mais pas revendiqué. Les habitants de Montravel sont révoltés, indignés.
Regardez ci-dessous le reportage réalisé en 1988 par RFO Nouvelle-Calédonie :
En 1988, Irène Mapéri a 32 ans, elle attend un enfant. "La personne qui vivait dans l’appartement visé était un leader indépendantiste (Elie Poigoune, aujourd’hui Président de la Ligue des Droits de l’Homme en Nouvelle Calédonie, ndlr), affirme cette habitante de Montravel. Manque de pot, le poseur de bombe s’est trompé et a placé l’explosif chez le voisin". Dans les heures qui suivent l'attentat, les forces de l'ordre se déploient dans le quartier. "Quand on descendait en ville, les mobiles étaient là, raconte Irène Mapéri. On nous disait : "asseyez-vous, les mains derrière le dos". Nous n'avions pas le droit de quitter Pierre-Lenquette. Il y avait partout des hélicoptères et des fusils. Des gens de l’autre côté de l’autoroute nous tiraient dessus".
Regardez ci-dessous le témoignage d'Irène Mapéri :
Alors que le chef-lieu est surnommé "Nouméa, la blanche", dans sa banlieue, Montravel est qualifiée de "fief indépendantiste des kanak", explique Irène Mapéri. Après l'assaut mené sur la grotte de Gossanah à Ouvéa et la mort des dix-neuf militants indépendantistes, une grande manifestation a lieu à Montravel.
"Pendant les événements, lorsqu'il y avait un problème à Nouméa, qu'ils lançaient un assaut sur les kanak, tous se repliaient à Montravel. Nous étions mélangés avec des occidentaux, tahitiens, javanais… Dans chaque quartier, il y avait un comité de lutte dont j'étais la vice-présidente", explique-t-elle. Trente ans après, Irène Mapéri estime que "les enfants du quartier ont été sacrifiés".
Pendant les événements des années 80, les enfants ne sont pas allés à l'école. Aujourd'hui, ils coupent l'herbe à Nouméa et ont des emplois précaires. On n'a rien fait pour eux.
Olivier Stirn, ministre des DOM-TOM en mai 1988
Alors que la Nouvelle-Calédonie se déchire, François Mitterrand, le président de la République réélu nomme son Premier ministre le 10 mai 1988. Michel Rocard ne connaît rien ou presque de la Nouvelle-Calédonie. Le 12 mai 1988, il nomme Olivier Stirn au poste de ministre délégué chargé des Départements et Territoires d'Outre-mer.
"J'avais déjà été ministre des DOM-TOM sous Valéry Giscard d'Estaing, et sous de Gaulle, c'était un retour imprévu, car il était délicat d'avoir été ministre des Outre-mer de Giscard et de l'être à nouveau de Mitterrand, se souvient Olivier Stirn. Rocard me dit : on a vraiment besoin d'un homme qui connaisse les Calédoniens pour régler la fracture d'Ouvéa et on te prie d'accepter".
Regardez ci-dessous le témoignage d'Olivier Stirn :
En vue de ramener la paix dans l'archipel, le Premier ministre Michel Rocard se saisit directement du dossier calédonien. Quelques jours plus tard, il désigne une mission du dialogue qu'il confie au préfet, Christian Blanc. "Nous imaginons une mission préparatoire avec un pasteur, un prêtre et un franc-maçon car ce sont les philosophies et religions communément pratiquées en Nouvelle-Calédonie, explique Olivier Stirn. Au retour de cette mission, on s'aperçoit qu'un accord est possible".
Regardez ci-dessous l'interview d'Olivier Stirn en 1988 :
Des deux côtés, il y avait "la volonté de sortir de ce cauchemar et d'aboutir à un accord", remarque Olivier Stirn.
C'était une mission délicate, mais fondamentale
Le 20 mai 1988, conduite par le préfet, Christian Blanc, la mission du dialogue arrive en Nouvelle-Calédonie. De Nouméa à Hienghene en passant par Ouvéa, les membres de cette mission du dialogue vont rencontrer des centaines d'interlocuteurs en faisant preuve d'écoute, de patience et d'humilité. En trois semaines, les fils d'un dialogue sont renoués. Le chantier est encore immense, mais les germes d'un accord sont en place.
A suivre…
Notre série “Il y a 30 ans” continue la semaine prochaine avec de nouveaux témoignages et notamment celui de Christian Blanc qui a conduit la mission du dialogue. Trente après, il revient pour la première fois sur cette mission unique dans l'histoire de la République. Nous entendrons également des témoignages des acteurs locaux qui ont rencontré cette mission du dialogue.
Rendez-vous, lundi 21 mai, pour un nouveau grand format et d’ici là, retrouvez chaque jour un témoignage sur les pages Facebook et Twitter de La1ère et sur France Ô à 18h50. N’hésitez pas à partager, twitter et commenter ces témoignages.