Ainsi l'autrice décrit-elle ses parents tenanciers d'un café-épicerie : "Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir". En créole, cela donne : "Manman, abiyé èvè blouz blan a-y si-y, té toutafètman on patwòn. Papa, li té ka gadé blé a travay a-y asi-y pou sèvi moun".
La traduction est signée Hector Poullet, écrivain guadeloupéen qui fête ses 85 ans le jour de la sortie de l'ouvrage. "Un beau cadeau d'anniversaire !", confie-t-il.
"Cela fait longtemps que je passe du créole au français et inversement. Traduire Annie Ernaux, c'était stimulant mais pas facile. Elle a un style très spécial. Quand on dit qu'elle écrit simplement, ce n'est pas vrai. Ce n'est pas plat", ajoute-t-il.
"Langue active"
Il en veut pour preuve, dans "La Place", la variété des types de phrases, des plus longues aux plus courtes, nominales... un casse-tête. "Une phrase sans verbe en créole, qui n'est pas du tout une langue passive, mais une langue active, ça oblige à ajouter des mots !", explique le traducteur guadeloupéen.
L'histoire dans La Place est proche de la Guadeloupe. On retrouve cette volonté de changer de classe, ce besoin de se détacher du monde paysan pour devenir fonctionnaire qui était une tendance dans les années 50.
Hector Poullet, traducteur
L'un des regrets du traducteur est de ne pas avoir pu conserver ces "il" et "elle" qui désignent le plus souvent les parents, comme pour mettre de la distance entre la narratrice et eux. Car le créole a le même pronom personnel "Y" pour les deux genres. Il a fallu forger des néologismes pour des termes français sans équivalent. Exemple : "C'était l'été" est devenu "Sa té sézon-lété".
L'initiative de cette traduction est revenue aux éditions Gallimard, qui avaient déjà cédé les droits d'écrivains phares de leur catalogue. "C'était aussi la volonté de mon éditeur Caraïbéditions. Il y avait là une bonne opportunité pour faire rayonner le livre auprès des Guadeloupéens", ajoute Hector Poullet.
"Ça m'a fait plaisir que Gallimard propose parce que, d'habitude, c'est l'inverse", commente le directeur général de Caraïbéditions, Florent Charbonnier. "Et Annie Ernaux était d'accord, sachant qu'elle a un droit de regard sur tout. J'ai dit oui tout de suite, sans avoir le traducteur. Mais je savais que je le trouverais", poursuit-il.
Après "Tiprens-la" (Le Petit Prince) d'Antoine de Saint-Exupéry, "Moun-andéwo" ("L'Étranger") d'Albert Camus, Caraïbéditions a réalisé en 2022 la première traduction mondiale, juste avant l'allemand, de "Guerre" de Louis-Ferdinand Céline ("Ladjè-a"), traduit par le Martiniquais Raphaël Confiant.
Choix crucial de traducteur
Caraïbéditions avait appris de celui d'Astérix, à une époque où il avait fait traduire en créole une aventure du Gaulois, que les lecteurs de langues régionales étaient d'abord attentifs au nom du traducteur. Il doit faire l'unanimité, et en l'occurrence maîtriser aussi bien le créole de Guadeloupe que de Martinique, l'hybride choisi par Caraïbéditions.
Hector Poullet présentait un autre avantage : il a grandi dans l'Hexagone à la même époque qu'Annie Ernaux, qui a deux ans de moins que lui.
Cependant, le Guadeloupéen ne s'était jamais confronté à la traduction d'un livre de 113 pages. "J'ai déjà traduit des poèmes, des bandes dessinées ou encore des nouvelles, mais jamais de livre comme celui-ci. C'est vrai que ça vous prend la tête ! rigole Hector Poullet. "J'ai mis environ trois semaines à faire la traduction."
Les acheteurs de ces traductions des classiques de la littérature française sont traditionnellement des étudiants et professeurs en créole, des créolophones curieux, et des Antillais qui, s'ils ne lisent pas d'habitude dans cette langue, aiment avoir ce type d'ouvrage dans leur bibliothèque.
J'espère que les Guadeloupéens vont se régaler avec ce livre. Peut-être que ça les incitera à lire la version française pour comparer. J'aimerais aussi qu'il soit au programme des cours en créole, à l'Université des Antilles.
Hector Poullet, traducteur
Les statistiques officielles estimaient en 1999 que les créoles à base française comptaient plus de 10 millions de locuteurs natifs, dont 1,6 millions dans l'Outre-mer français. Annie Ernaux était déjà publiée en 42 langues au moment de son prix Nobel il y a six mois. Le total devrait monter à une cinquantaine une fois qu'auront abouti tous les projets de traduction en cours.