À La Réunion, dans les années 1960, des centaines de femmes subissent des avortements et des stérilisations contre leur gré. Certaines, très jeunes, n’étaient encore que des adolescentes. Au même moment, à 9 000 km de là, dans l’Hexagone, des militantes féministes se battent pour légaliser l’avortement. Le MLF nait et les 343 salopes signent leur manifeste. C’est cette histoire que racontent Sophie Adriansen et Anjale dans Outre mères, un roman graphique publié chez Vuibert.
À l'époque, Paris considère la démographie galopante des Outre-mer comme un problème et esquisse deux solutions pour le résoudre : organiser le départ des populations vers la métropole d'une part (ce sera le BUMIDOM aux Antilles, mais aussi les enfants dits de la Creuse), et contrôler les naissances d'autre part. À La Réunion, qui a vu sa population doubler depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une vaste campagne antinataliste est lancée. C’est dans ce contexte qu'éclate le scandale. À la clinique de Saint-Benoit, dans l’est de l’île, des médecins avortent et stérilisent des femmes sans les prévenir. Si le nombre exact de victimes est inconnu, Françoise Vergès, autrice d’un livre consacré à l'affaire, Le ventre des femmes, estime qu’elles étaient des milliers.
Seules trente trouveront le courage de porter plainte. Un courage fou tant l’affaire oppose deux mondes inégaux. Celui des hommes, des médecins blancs, notables influents, bénéficiant du pouvoir de l’argent et de réseaux politiques. Et celui de ces femmes, pauvres, souvent illettrées et s’exprimant en créole.
Précision historique
Sophie Adriansen n’a découvert le scandale que sur le tard, en lisant Le ventre des femmes. Décidée à raconter l’histoire, elle contacte une illustratrice, Anjale. "Je connaissais son travail et n’étant pas Réunionnaise, il me paraissait indispensable qu’il y ait une Réunionnaise dans l’équipe", explique-t-elle.
Anjale, qui a grandi à La Réunion, accepte tout de suite. "J’avais une idée vague de l’affaire, c’était l’occasion d’en apprendre plus sur cette histoire", raconte l’illustratrice, qui a souvent travaillé sur des œuvres jeunesse, bien loin de la dureté d’Outre mères. "J’ai un trait assez rond. Je pense que c’est un plus pour raconter quelque chose de dur. C’est intéressant d’avoir un trait accessible et plus doux", explique-t-elle. Car tout est violence dans cette histoire. La violence subie par le personnage principal, Lucie, avortée contre son gré alors qu’elle venait se faire opérer de l’appendicite. La violence de ce médecin, qui, lors du procès, demande à expertiser les femmes qui ont osé porter plainte, forcément folles, limitées intellectuellement, ou les deux. La violence de la justice enfin, qui déboute les plaignantes mais indemnise deux de leurs maris, considérant qu’ils sont les seuls lésés par la perte des fœtus.
Très documentée, la BD est bourrée de clins d’œil, comme cette boîte de sardines qu’on aperçoit chez Lucie, en référence aux affiches de propagande placardées partout dans l’île pour inciter les couples à faire moins d’enfants. L’une d’entre elles figurait des enfants, trop nombreux, alignés dans une boîte de sardines entrouverte. "Je me suis dit qu’un tas de gens allait découvrir cette affaire par la BD, donc il fallait que ce soit le plus référencé possible", explique Sophie Adriansen, qui consacre les dernières pages du livre à une chronologie détaillée et publie aussi une liste de sources.
À travers le personnage de Lucie, Outre mères raconte l’intime du drame, le deuil d’un bébé qui ne naitra jamais, la difficulté à porter plainte. Si tout ce qui lui arrive est basé sur des faits réels, Lucie est un personnage de fiction. "Il est impossible de trouver quelqu’un qui accepte de témoigner et dans les documents administratifs, les comptes rendus du procès, les femmes ne sont mentionnées qu’avec des initiales", regrette Sophie Adriansen.
Savaient-ils ?
L’autrice a choisi de mettre en scène un autre personnage, Marie-Anne, qui se bat pour la légalisation de l’avortement à Paris. Raconter ces deux histoires souligne un paradoxe : alors que l’IVG était encore considéré comme un crime en France et que des femmes luttaient pour le rendre légal, on forçait d’autres femmes à avorter. Situer en partie l’action dans le Paris des années 1970 permet aussi de rappeler que le scandale des stérilisations forcées, c’était hier. "Comme Lucie vivait dans des conditions très pauvres, ça aurait pu paraitre beaucoup plus lointain dans le temps que ça ne l’était", détaille Sophie Adriansen. Surtout, l’affaire de la clinique de Saint-Benoit est réunionnaise et l’autrice tenait à ce que l’indignation dépasse l’océan Indien. "Je me suis dit que si jusqu’ici ce scandale n’est pas sorti de l’île, c’est parce que Françoise Vergès est une autrice réunionnaise. Je me suis dit qu’il fallait mettre en parallèle les luttes dans l’Hexagone pour que ça intéresse le plus grand nombre", raconte-t-elle.
On peut avoir l’impression qu’on lit une histoire loin dans le temps et dans la géographie. Il faut se rappeler que c'était il n'y a pas si longtemps.
Anjale
Reste une question : savaient-ils ? Les politiques savaient-ils que des centaines d’avortements étaient pratiqués à la clinique de Saint-Benoît ? L’État a-t-il couvert les agissements des médecins ? La clinique de Saint-Benoit était dirigée par le docteur Moreau, un proche de Michel Debré, ancien Premier ministre du général de Gaulle et influent chef de file de la droite réunionnaise. C’est Michel Debré qui, s’inquiétant de la démographie de l’île, avait milité pour l’envoi d’enfants réunionnais dans la Creuse.
"Des milliers de femmes et de victimes attendent réparation. Moi, je considère que l’État a une responsabilité", tranche Sophie Adriansen. "On a l’espoir que le sujet ne soit pas juste effleuré, abonde Anjale. On espère peut-être soulever un peu plus d’indignation générale et arriver à ce qu’il y ait une vraie commission d’enquête cette fois-ci “. Car si en 2018 des députés ont voulu lancer une commission d’enquête sur les stérilisations et les avortements forcés, elle n’a jamais été créée.