"L’avenir est ailleurs". Ce slogan, inhérent au Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer (Bumidom), a incité plusieurs centaines de milliers d’Antillais et de Réunionnais à quitter leur île natale, entre 1963 et 1981. À cette époque, le Premier ministre du Général De Gaulle et député de La Réunion Michel Debré décide de créer ce programme qui encourage la jeunesse ultramarine à venir travailler et vivre dans l’Hexagone. "L’émigration est la solution trouvée par les décideurs de l’époque ; encourager et encadrer le départ des jeunes âgés de 18 à 25 ans en offrant un voyage et/ou une formation en Hexagone. Il y avait des enjeux économiques, démographiques et sociaux à cette politique. On estime entre 160 000 et 250 000 le nombre de personnes qui sont parties en France depuis les DOM par le biais du BUMIDOM", explique Malika Danican, doctorante en sociologie qui rédige sa thèse sur les Bumidomiens [les participants au programme, ndlr] de Guadeloupe.
En cause, une explosion démographique qui frappe les territoires concernés par le dispositif, ainsi qu’un chômage massif. "On suppose aussi que la mise en place de l’émigration venait freiner l’élan des mouvements indépendantistes dans les anciennes colonies ", ajoute la doctorante.
Soixante ans plus tard, les "enfants" de Bumidomiens se retrouvent pour la plupart dans l’Hexagone. C’est le cas de Teddy Ambroise, un enseignant d’origine guadeloupéenne né en Seine-Saint-Denis. Il est issu de la génération descendante du Bumidom, même si officiellement, ses parents n’ont pas participé au programme. "Mes parents sont arrivés dans l’Hexagone sur la période Bumidom, dans les années 70. Je pense que ce programme avait créé un imaginaire, quand on t’explique à longueur de journée que tu ne pourras pas construire ta vie ici et qu’il vaut mieux rejoindre des compatriotes qui sont partis, tu suis. Pour mes parents, il était important d’avoir un travail, ce que je comprends, mais à quel prix ?", résume le Guadeloupéen de 35 ans.
Archétype de l’enfant antillais
Teddy a grandi sans connaître la raison pour laquelle ses parents sont venus s’installer en Seine-Saint-Denis. À 18 ans, le jeune homme a comme un déclic au retour de ses vacances en Guadeloupe, obtenues grâce aux congés bonifiés [congés payés par l’État aux Bumidomiens pour retourner sur leur île natale tous les trois ans, ndlr]. Il s’interroge sur son passé, sur sa créolité et commence à se documenter. "Plus jeune, je voyais vaguement ce qu’était le Bumidom, puisque mes parents avaient les congés bonifiés. Sinon, ils en parlaient très peu, ils n’aimaient pas s’étaler sur cette période de leur vie", précise-t-il.
Avant mes 17 ans, je me considérais comme un Français noir. J’ai vraiment construit mon identité antillaise à mes 18 ans, je me suis informé sur l’histoire de la Guadeloupe et j’ai commencé à fréquenter des forums.
Teddy Ambroise
Avec une mère aide-soignante et un père cheminot, Teddy se considère comme un archétype qu’il assume volontiers : "Je représente un peu la caricature de l’enfant antillais qui a ses parents fonctionnaires, ce que je revendique. Ce sont des métiers qui connaissaient une pénurie à l’époque et qui sont très ingrats."
Pour Véronique Larose, fille d’un père guadeloupéen et d’une mère réunionnaise venue par le Bumidom, les questions identitaires ont pris une autre tournure. Plus jeune, elle a ressenti le mal-être de sa mère du fait de son exil : "J’avais compris que ma mère était venue pour ses études, parce qu’elle ne voulait pas être un poids pour sa famille. J’avais besoin de savoir pourquoi elle avait des périodes de nostalgie et de tristesse et j’ai fini par comprendre que c’était lié au Bumidom", explique la Réunionnaise de 43 ans.
C'est grâce à l'association Sonjé présidée par Guilaine Mondor que Véronique et sa mère ont pu évoquer dans un documentaire leur parcours. "Ça m'a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal aussi", se rappelle Véronique.
Mes deux parents ont très mal vécu cet ancrage à faire, c’est un peu comme une greffe : il y a celles qui prennent et celles qui ne prennent pas. Ils se retrouvent avec une perte de repère, une perte d’identité qui se répercute sur les enfants.
Véronique Larose
Tout comme Teddy, les parents de Véronique étaient fonctionnaires, ce qui lui a permis de partir en congés bonifiés à La Réunion avec sa mère. "Je suis allée une fois en Guadeloupe avec mon père lorsque j’avais 7 ans", ajoute-t-elle.
"Une cousine de vacances"
Lorsqu’il était en vacances en Guadeloupe, Teddy a ressenti une différence de traitement lié à son statut de "négropolitain", c’est-à-dire un enfant antillais né en France hexagonale. "Les gens nous appellent les vacanciers, mais quand on est enfants, on ne se préoccupe pas de tout ça. J’y allais pour voir ma famille et aller à la plage !", se rappelle Teddy.
Même au sein de sa famille, le jeune Guadeloupéen sentait un décalage : "Je voyais bien qu’entre mes cousins et moi, ce n’était pas la même chose pour ma grand-mère."
Les mœurs, les accents, ou encore les habitudes de vie qu’ont les enfants de BUMIDOMIENS, reflètent une culture mixte Hexagone-Antilles. Ils naviguent en permanence dans un « ici » et un "là-bas », et éprouvent des difficultés d’intégration d’une part et d’autres. Certains ne sont pas perçus comme des antillais « lambdas » et ont le sentiment de devoir en faire davantage pour être accepter.
Malika Danican, doctorante en sociologie
Le sentiment est partagé par Véronique lors de ses séjours sur l’île de la Réunion : "Je me suis sentie accueillie comme une cousine de vacances, comme une Réunionnaise de vacances. J’étais bien dans ma famille, mais on sait que c’est différent parce qu’on est là pour deux mois."
La Réunionnaise n’est pas retournée sur l’île de ses origines depuis 2021.
"Le créole, c’est vulgaire"
Au-delà des vacances, Teddy cherche à explorer sa culture aussi au quotidien, bien que ses parents soient en rupture avec certains pans de leur créolité. "On ne parlait pas du tout créole. Je suis issu de la génération qui a entendu ses parents dire que le créole c'est vulgaire, que c’est pour les copains... Ils me parlaient en créole que lorsqu’ils étaient énervés ou entre eux", relate le Guadeloupéen.
Il y avait un côté ambivalent sur ma culture. On avait des disques de zouk, de gwoka, de kompa… On mangeait des plats typiquement antillais, mais par contre le français était la langue noble.
Teddy Ambroise
Même constat dans le foyer de Véronique, où parler créole était "un signe d’insolence".
"Pour transmettre aux enfants, tout dépend de la condition de départ. Pour ceux qui voulaient couper court, il y a coupure aussi dans la transmission, alors que pour ceux qui voulaient transmettre, ça passe beaucoup par les vacances pour voir les grands-parents… Après 18 ans, la responsabilité revient aux jeunes de garder le lien ou pas", analyse la doctorante Malika Danican.
Maintenant qu'ils ont embrassé leur créolité perdue, Teddy et Véronique se tournent vers l'avenir. Quelles séquelles laissent le Bumidom ? Comment permettre la transmission de cette histoire douloureuse ? Aujourd'hui, Teddy est père de deux petites filles et il met un point d'honneur à transmettre son histoire et son identité : "Je considère que c'est très important que je fasse ce travail-là, car elles sont métisses, ma compagne ne pourra pas le faire. Cela fait 17 ans que je ne suis pas retourné en Guadeloupe et mes filles parlent du pays de papa donc j'aimerais leur montrer !"
Même s'il reconnaît que son identité n'est pas totalement "construite", le Guadeloupéen d'origine se sent mieux avec son passé. "Ça ira encore mieux quand je pourrai passer le relai à mes filles. Pour l'instant, elles sont encore jeunes [6 et 2 ans, ndlr], mais je commence déjà à leur parler des Antilles, à leur lire des comptines en créole... et elles essaient de chanter en créole aussi, je trouve ça trop mignon, ma mère n'avait pas fait ça avec moi", se rappelle Teddy.
Je me suis rendu compte que mes parents avaient cet héritage-là, mais que moi, j'ai eu qu'une partie seulement. J’aurais bien aimé avoir les contes parce que ce sont des moments super conviviaux et j’ai connu ça bien plus tard.
Teddy Ambroise
Quant à Véronique, la transmission ne passe pas par la parentalité, mais par les associations qui continuent d'œuvrer pour que le Bumidom soit reconnu et surtout connu de tous : "Le Bumidom laisse des séquelles sur ceux qui l'ont vécu et sur les enfants. Maintenant, il y a une ouverture via les documentaires, les réseaux sociaux, des colloques qui permettent une traçabilité. Je suis très contente que les associations, les jeunes générations décident de se saisir de cette richesse créolophone, en espérant véritablement que le lien se maintiendra parce qu'on perd beaucoup d'anciens... Ma culture fait partie de moi et j'en suis fière, non pas que je porte mes créolités comme des flambeaux, mais ce n'est pas un fardeau. C'est ce qui m'a construit et même à 43 ans, je pense que j'ai encore des choses à apprendre."