"La race reste un enjeu très actuel, et elle mobilise le champ politique de manière transversale. Dans le champ académique, la race ne constitue pas non plus un objet apaisé", écrivent les directeurs de l’ouvrage Marine Cellier, Amina Damerdji, Sylvain Lloret dans leur introduction. À l’aube d’une période électorale qui s’annonce plutôt malsaine, imprégnée de nombreux non-dits liés à cette question, et au vu des soubressauts qui agitent actuellement les Antilles, il est utile de lire ce livre. D’abord pour mieux connaître la complexité de l’histoire des Caraïbes, puis, du fait de cette connaissance, mieux réfléchir à la complexité des problématiques actuelles pour mieux les résoudre.
Très exhausif, "La Fabrique de la race dans la Caraïbe" est divisé en deux parties. La première investit "Les divers champs de la racialisation". La philosophe Elsa Dorlin s’y intéresse à la "Naissance de la race. Médecine esclavagiste, clinique négrière et étiologie raciale (XVIIe-XIXe siècles)", ou la généalogie du concept moderne de race à travers son élaboration médicale. Dans "Race, art et esthétique. Haïti, XIXe siècle", l’historien de l’art haïtien Carlo Célius rappelle que l’anthropologie, l’histoire de l’art et les théories esthétiques se rejoignaient dans la formulation d’un critère de beauté mobilisé dans le procès de hiérarchisation des groupes humains. Le "nègre" était alors placé au bas de l’échelle. Pour sa part, l’historien Éric Roulet aborde la question de la naissance de la société coloniale des Petites Antilles françaises dans la première moitié du XVIIe siècle.
En partant de la Caraïbe, les auteurs et autrices de l’ouvrage analysent une aire géographique fragmentée du point de vue linguistique où des puissances coloniales se sont déployées mais qui a aussi constitué l’un des plus importants laboratoires de façonnement de la fiction "race"
La deuxième partie est intitulée "Race et tabous". Son premier chapitre, "Entre négation, prétérition et racialisation de l’ordre politique. La race comme catégorie politique à la Martinique", Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l’Université des Antilles, analyse les usages de la notion de race dans ce territoire, notamment à travers les mobilisations politiques, sociales et socio-écologiques. Dans "Nature, identité, hiérarchie. Genèse et destin de la pensée coloniale de la race", l’anthropologue Jean-Luc Bonniol rappelle que la pensée raciale, telle qu’elle est apparue dans les vieilles colonies, est fondée sur la prise en compte des caractères physiques associés à la couleur de la peau. Pour finir, le philosophe Matthieu Renault se penche sur le "retour de la race" opéré depuis les années 1970 dans le champ de la sociobiologie puis dans la génétique de la population et ses applications pratiques (généalogie, anthropologie médico-légale, médecine) et enfin dans les "neurosciences de la race". L’ouvrage dans son ensemble comporte d’autres contributions, tout aussi intéressantes.
"En partant de la Caraïbe, les auteurs et autrices de l’ouvrage analysent une aire géographique fragmentée du point de vue linguistique où des puissances coloniales se sont déployées mais qui a aussi constitué l’un des plus importants laboratoires de façonnement de la fiction "race", écrit de son côté la Martiniquaise Audrey Célestine, maîtresse de conférences en sociologie politique et études américaines à l’Université de Lille, qui préface le livre. Ce dernier "s’inscrit également dans un champ académique traversé par d’innombrables controverses sur la race alors que mille pratiques d’assignation raciales, héritage des siècles passés, façonnent la société française contemporaine", dit-elle.
"La matérialisation de la race dans les corps permet également d’envisager les régimes d’appropriation de celle-ci, un deuxième enjeu clé de l’ouvrage", ajoute l'universitaire. "L’histoire de la race est très largement celle d’une assignation, d’une réduction d’individus ou de groupes à un phénotype, à une généalogie, à une infériorité intrinsèque, qu’elle soit inscrite dans les corps ou dans l’histoire. Mais c’est également celle de la manière dont ceux et celles sur qui s’exerce l’opération d’assignation et de réduction en font "quelque chose". La manière dont est travaillée la race par ceux qui y sont assujettis. Cette appropriation peut amener la catégorie d’oppression à devenir le lieu et l’objet d’une affirmation identitaire".
"La Fabrique de la race dans la Caraïbe de l’époque moderne à nos jours" (Collectif) - Directeurs d'ouvrage : Marine Cellier, Amina Damerdji, Sylvain Lloret ; préfacière : Audrey Célestine - éditions Classiques Garnier, 258 pages, 19 euros.