"Maudit !": La Réunion hantée par les fantômes de son passé esclavagiste

Ce 17 novembre sort dans l’Hexagone "Maudit !", deuxième long-métrage d’Emmanuel Parraud tourné à La Réunion. Le film retrace l’histoire d’Alix, trentenaire sans travail fixe qui part à la recherche de son ami disparu dans les hauteurs sauvages de l'île. Sur fond de passé colonial et esclavagiste.

Film immersif, Maudit ! raconte l’histoire d’Alix, trentenaire sans travail fixe, qui après une dispute, part à la recherche de son ami disparu pendant la nuit. Au cœur de La Plaine des Palmistes, le film nous plonge alors dans le délire du personnage principal, entre réalité et fantastique : en cherchant son ami dans les hauteurs sauvages de l'île, il se met à imaginer qu'il l'a peut-être tué... Sur les épaules d'Alix, le poids du passé, celui de l’histoire coloniale et esclavagiste de l’île.

 

Psychohistoire et psychogénéalogie

Un film qui ne peut laisser indifférent, selon Bruno Maillard, membre du conseil scientifique de la fondation pour la mémoire de l’esclavage. “On est sur de la psychohistoire", indique l'historien. "Des violences commises à des personnes peuvent-elles se transmettre de génération en génération ? Les mémoires de l’esclavage peuvent-elles engendrer des troubles de la personnalité ?” : voilà les questions posées par le film d'après l'historien.

 

On porterait donc les souffrances de nos ancêtres - c'est le sens de la psychogénéalogie - comme l'explique l’animateur réunionnais Sébastien Folin, rencontré lors d’une avant-première parisienne : “à la Réunion, on a cette histoire qui a été enfouie sous le tapis, l’histoire de l’esclavage… alors oui, elle est exprimée de plus en plus et tant mieux (...) mais moi, je ne l’ai pas étudiée à l’école. Et donc évidemment, cette espèce de mal être dont on a hérité des 350 dernières années est encore présent puisqu’on le sait, s’il y a traumatisme, si on n’en parle pas, cela se traduit par de la violence sur soi ou envers les autres.” 

Emmanuel Parraud, au Saint-André des Arts (Paris 6ème)

 

Pour le réalisateur, parler de ces “traces” de l’esclavage au présent était une évidence : pas question pour lui de représenter l’esclavage dans un film avec des acteurs auxquels “[il] demanderait de se mettre en esclave”. Emmanuel Parraud s’explique :  "Chaque fois que j’ai vu un film où on voit des esclaves représentés comme si on était à l’époque de l’esclavage, je n’y crois pas, c’est du folklore, je ne suis pas touché.”

Quand on a des ancêtres à qui on a répété pendant des siècles 'vous n’êtes rien, vous êtes un objet, on peut vous vendre, et vous casser’, je pense que même 200 ans, 300 ans après, ça laisse des traces dans la tête de quelqu’un : il manque de confiance, il a du mal à s’affirmer et à affirmer son identité.

Emmanuel Parraud

 

Chercher à raconter des histoires du passé en les resituant dans le présent : une approche très juste pour le comédien Swann Arlaud qui a découvert l'île, il y a à peine deux ans, en tournant là-bas Zorey, un court -métrage sur les enfants déracinés de La Réunion. Selon lui, c’est une “erreur”, de “chercher à nous raconter au passé ce qui s’est passé. Parce qu’en fait, on le porte encore complètement aujourd’hui, on le vit, on le paie, on le transforme, je dis 'on’ mais c’est un 'on' générique.”

Une réalité qui a aussi touché Betty Cerveaux, ambassadrice de La Réunion dans l’Hexagone :“Il y a une vérité que nous, Réunionnais, on essaie d’évincer, mais qui est là, présente en nous. C’est notre culture, notre histoire."

En créole réunionnais

Autre particularité du film : il a été tourné en créole réunionnais, avec des comédiens non professionnels. Le choix du créole, une option "non négociable" pour le réalisateur : “quand on tourne un film avec des acteurs anglais en France, on ne va pas leur demander d’apprendre le français. La Réunion, c’est quand même en endroit où la très grande majorité des gens parlent, pensent, rêvent en créole. C’est leur langue maternelle, donc un peu de respect !"

Le créole est une langue d’une poésie incroyable, pourquoi brider ça ?

Emmanuel Parraud

 

Un cinéma politique, mais pas militant

Une démarche avant tout politique pour Emmanuel Parraud. Mais "pas un cinéma militant", a-t-il besoin de préciser. Son ambition : dresser un panorama de la société réunionnaise à travers une série de films, à l'image, en littérature, de La Comédie humaine de Balzac. 

Cette entreprise, il l'a débutée avec Sac la mort, premier de ses longs-métrages tournés à La Réunion et sorti en 2016. Emmanuel Parraud envisage de tourner encore au moins deux films là-bas.

Une vision qui plaît à Madian, Réunionnais de 24 ans ; le film lui a rappelé des “choses vécues”, “notamment l’ambiance de La Réunion des Hauts”.“‘Quand il est question de cinéma à La Réunion, on se sert de l’image d’île, de la carte postale, mais pas forcément du contexte culturel, raconte le jeune homme. Or, avec 'Sac la Mort' et ce film, Emmanuel Parraud arrive à saisir quelque chose de plus réunionnais, quelque chose de plus vrai et je pense que le public réunionnais le sentira”. 

A La Réunion, le public devra néanmoins attendre le premier trimestre 2022 pour découvrir le film. C’est un choix, sur place, des exploitants de cinéma.

En bonus, écoutez le reportage radio de Julie Straboni :

"L'île et ses habitants sont devenus une source d'inspiration pour le cinéaste"