Mohamed Bajrafil, l'imam natif des Comores qui se dresse contre "les bigots"

Mohamed Bajrafil, le 13 février 2018.
À peine quadragénaire, il est une figure religieuse désormais reconnue d'un "islam de France" qui en manque: l'imam et théologien réformiste Mohamed Bajrafil aimerait voir reculer "les bigots" salafistes comme "les fachos" qui empoisonnent le débat sur sa religion.
"Réveillons-nous!", lance en titre de son nouveau livre (éditions Plein Jour) cet enseignant d'origine comorienne, barbe fine et costume impeccable. "Le choix qui consiste à te couper du monde, de ton pays, de ton époque n'en est pas un", dit-il à son lecteur dans cette "lettre à un jeune Français musulman". Coran en main, mais toujours remis dans le contexte de la France de 2018.

Dans un essai remarqué ("Islam de France, l'an I") après les attentats de 2015, Mohamed Bajrafil appelait déjà ses coreligionnaires à "entrer dans le XXIe siècle", à retrouver l'élan spirituel d'une foi ensevelie "sous le poids de traditions superflues". Loin de lui pourtant l'idée de mépriser l'islam traditionnel, dont il vient. Né le 25 mars 1978 à Moroni, capitale de l'archipel des Comores, Mohamed Bajrafil doit beaucoup à son père, son principal maître spirituel, qui l'a fait grandir dans le chaféisme, une des quatre écoles juridiques de l'islam sunnite.

"Ignorance abyssale"

As de la récitation coranique dès son plus jeune âge, il étudie le fikr (jurisprudence islamique), mais aussi la grammaire arabe chaque jour à l'aube. "Cela m'a aidé à triompher de mon sommeil et a façonné ma manière de voir le monde, mon rapport à la lecture", dit-il à l'AFP. Et de citer avec gourmandise quelques auteurs de chevet, de Gaston Bachelard et Émile Durkheim au Nietzsche du "Crépuscule des idoles".

C'est en banlieue parisienne qu'il s'installe en 1999. Moins de dix ans plus tard, il devient imam à la mosquée d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Mais il n'en a jamais fait un métier : ce produit singulier de la tradition islamique et de l'université républicaine - il est docteur en linguistique - vit du professorat, dispensant des cours d'arabe en métropole ou enseignant la géopolitique des religions à Mayotte.

Et il écrit, navré de constater l'"ignorance abyssale" de tant de jeunes musulmans qui ignorent l'"abécédaire de l'islam" et le réduisent à une dichotomie entre "halal" (ce qui est permis) et "haram" (interdit).

"Il fait bon vivre en France"

"On ne peut pas régir la vie à coup de fatwas (avis juridiques, ndlr), ce n'est pas possible! Et cela n'a jamais été comme ça, en réalité. Sauf que, aujourd'hui, la bigoterie a gagné", déplore-t-il. Lui plaide pour "une réforme de la vision de l'islam" et de l'interprétation de ses textes pour conforter une pluralité de lectures du Coran et de la tradition prophétique (sunna), loin des "bigots" salafistes qui se prétendent héritiers des compagnons du Prophète.

Face à eux prospère, selon lui, un autre "simplisme", antimusulman cette fois, qui affirme "le Coran dit que" voire "invente des sourates", peste Mohamed Bajrafil, citant le polémiste Éric Zemmour. "Les bigots et les fachos: deux faces d'une même pièce", résume-t-il.

La voix légère de Mohamed Bajrafil, qui a désormais quelque retentissement dans les médias et sur les réseaux sociaux, peut-elle porter? Elle commence en tout cas à compter, face à des gestionnaires de mosquées peu représentatifs des jeunes fidèles, des intellectuels d'origine musulmane éloignés de la pratique religieuse et des imams discrédités.

D​u vivre-ensemble au faire-ensemble

De là à se rêver en "grand imam de France" ou même en membre d'un "consistoire musulman" que certains appellent de leurs vœux dans le cadre de la refondation de "l'islam de France" voulue par Emmanuel Macron... "Tout ce qui est organisation pyramidale m'incommode", tranche-t-il, attaché au "libre-arbitre du croyant" contre la "hiérarchisation et la cléricalisation de l'islam".

Mais il a accepté d'être secrétaire général du Conseil théologique musulman de France (CTMF), où il côtoie quelques savants gravitant dans l'orbite des Frères musulmans, confrérie accusée de promouvoir un islam politique. Ce qui lui vaut des critiques tenaces.

Il les balaye en soulignant le besoin dans le pays "d'une parole de réconciliation" pour passer "du vivre-ensemble au faire-ensemble". "Rien n'est parfait, mais il fait bon vivre en France", dit-il à l'attention d'une jeunesse musulmane qui pourrait en douter.