"Une page se tourne, il faut en ouvrir une autre." Mardi 26 mars, lors d'une séance publique parfois houleuse, le sénateur Philippe Bas (Les Républicains), a quelque peu déjoué les plans du gouvernement en faisant adopter une petite poignée d'amendements lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle portant sur le dégel du corps électoral calédonien.
Présentée par l'exécutif à la fin du mois de janvier, la réforme prévoit d'élargir le corps électoral pour les élections provinciales de Nouvelle-Calédonie, limité depuis les accords de paix de Nouméa signés en 1998. À l'époque, le pouvoir voulait préserver le poids politique des Kanak, en infériorité numérique sur le territoire. Mais depuis, les listes électorales pour le scrutin local n'ont pas évolué : près de 42.500 personnes sont dans l'incapacité de voter, soit un électeur sur cinq.
"Un gel du corps électoral n’est aujourd’hui (...) ni acceptable, ni conforme aux principes essentiels de la Constitution", a défendu Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, à la tribune du Sénat. Le projet de loi prévoit donc de rendre le corps électoral "glissant" : les citoyens vivants sur le territoire depuis au moins dix ans au moment des élections pourraient ainsi prendre part au scrutin (soit 25.000 personnes supplémentaires). Le Parlement a récemment acté le report des prochaines provinciales, qui devront être organisées d'ici au 15 décembre.
"On ne discute pas sous la menace"
Sur le dégel du corps électoral, les sénateurs étaient généralement d'accord pour dire qu'il est inévitable. En revanche, ils se sont longuement écharpés sur les modalités de la réforme constitutionnelle. Pour les parlementaires de gauche, une telle révision de la Constitution n'est pas la priorité, alors que les indépendantistes et non-indépendantistes calédoniens doivent s'accorder sur le statut de la Nouvelle-Calédonie.
"Le rôle de l’État français doit être celui d’un partenaire actif, mais toujours impartial", a argumenté la sénatrice Corinne Narrasiguin (Socialiste, Écologiste et Républicain). Or, cette impartialité, le gouvernement ne la respecte pas tellement, gronde la sénatrice communiste Cécile Cukierman (Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste - Kanaky).
L’État partial tire un trait sur le processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie. Il met ainsi à mal plus de trente ans d’effort pour parvenir à construire une citoyenneté calédonienne légitime aux yeux de tous, fruit d’un compromis historique entre des partenaires calédoniens fidèles aux idéaux de réconciliation portés par la poignée de main entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou.
Cécile Cukierman, sénatrice CRCE-K
Gérald Darmanin, très impliqué sur le dossier, estime que les négociations n'avancent pas assez vite en Nouvelle-Calédonie. Indépendantistes et non-indépendantistes ne parviennent pas à se mettre autour de la table. Mardi, le FLNKS, qui regroupe les partis indépendantistes, a exigé de l'exécutif qu'il retire son projet de loi constitutionnelle.
"On ne discute pas sous la menace", a critiqué le sénateur indépendantiste Robert Xowie, membre de l'Union calédonienne. "Au nom de la démocratie, le gouvernement oublie son passé et brandit les valeurs républicaines à géométrie variable. La réouverture du corps électoral ne fait que reprendre la stratégie de colonie de peuplement pour s'emparer une nouvelle fois du pouvoir", a-t-il estimé devant ses collègues.
Le premier indépendantiste kanak à siéger au Sénat a tenté, en vain, de vider le texte de sa substance. Mais, au cours des débats, il a subitement décidé de retirer tous ses amendements et de ne pas participer aux échanges parlementaires, agacé par l'attitude de Gérald Darmanin, qui soutient bec et ongles la réforme voulue par Emmanuel Macron.
La droite plaide l'urgence
Dans l'hémicycle, les groupes de gauche, proches des mouvements indépendantistes calédoniens, ont présenté plusieurs amendements visant notamment à repousser l'entrée en vigueur du dégel du corps électoral, afin de laisser du temps aux Calédoniens pour trouver un accord. Mais c'était peine perdue, face à une majorité de droite solide. Leurs amendements ont été rejetés un à un.
Du temps, il n'y en a plus, ont défendu les sénateurs Les Républicains. "Si ces élections [provinciales] n’ont pas lieu dès cette année, alors les formations politiques ne pourront pas aboutir à un accord", a justifié Philippe Bas, rapporteur du texte. Lui estime qu'il faut d'abord que le scrutin ait lieu pour qu'un accord soit négocié sereinement. Or, sans dégel du corps électoral, il ne peut y avoir d'élections, pense-t-il.
Décidé à faire voter la réforme constitutionnelle, il a néanmoins tenu à apporter un peu de souplesse au projet de loi initial. Au début, le texte devait dégeler définitivement le corps électoral calédonien. Mais Philippe Bas a, un temps, voulu limiter la mesure uniquement aux prochaines élections provinciales prévues cette année. Finalement, après discussions, le Sénat a donné son accord pour un dégel définitif, mais se réserve le droit de modifier de nouveau le corps électoral via une loi organique, sans avoir à passer par une nouvelle réforme de la Constitution.
Le rapporteur du texte a par ailleurs obtenu que les électeurs ne soient pas convoqués par décret (à la volonté de l'exécutif), mais par une loi votée au Parlement. Gérald Darmanin s'en est offusqué, estimant qu'un décret permet une rapidité que le Sénat et l'Assemblée n'ont pas.
Assouplissement de l'ultimatum
Les Républicains ont également voté un assouplissement de l'ultimatum fixé par le gouvernement à la date du 1ᵉʳ juillet 2024. Dans le projet de loi initial, le dégel du corps électoral calédonien doit entrer en vigueur début juillet, sauf si un accord local est trouvé d'ici là. Philippe Bas a présenté et fait adopter un amendement qui prévoit que les indépendantistes et non-indépendantistes pourront toujours trouver un accord jusqu'à dix jours avant les élections provinciales. Si tel est le cas, celles-ci pourront être reportées, le temps de transposer l'accord dans les textes de loi. Le dégel du corps électoral ne serait donc plus valable.
Ce sera d'ailleurs aux présidents des deux chambres du Parlement de constater qu'un tel accord a été signé (et non pas au Conseil constitutionnel, comme le prévoyait le gouvernement).
Durant les débats, le sénateur de la Nouvelle-Calédonie, Georges Naturel, qui siège au sein des Républicains, n'est pas parvenu à s'imposer, même au sein de son groupe. Ses amendements – dont un accordait aux conjoints de citoyens inscrits sur les listes électorales provinciales de pouvoir participer au vote à condition d'avoir vécu cinq ans sur le territoire (et non dix), et un autre visait à redéfinir la répartition des sièges au Congrès de Nouvelle-Calédonie – ont été rejetés.
Le projet de loi constitutionnelle amendé sera soumis au vote final des sénateurs le 2 avril. Il sera ensuite examiné par l'Assemblée nationale au mois de mai. Si les deux chambres du Parlement l'adoptent dans les mêmes termes, les parlementaires seront ensuite réunis en Congrès à Versailles pour donner leur accord final à la révision constitutionnelle. Il faudra alors 3/5ᵉ des voix pour que le texte soit définitivement approuvé.