Le Sénat a dit "oui" au dégel du corps électoral calédonien pour les élections provinciales. Après la séance publique du mardi 26 mars où les sénateurs ont amendé, en partie, le texte du gouvernement, ils ont adopté à 233 voix "pour" et 99 "contre" le projet de loi constitutionnelle.
Présentée par l'exécutif à la fin du mois de janvier, la réforme prévoit d'élargir le corps électoral pour les élections provinciales de Nouvelle-Calédonie, limité depuis les accords de paix de Nouméa signés en 1998. À l'époque, le pouvoir voulait préserver le poids politique des Kanak, en infériorité numérique sur le territoire. Mais depuis, les listes électorales pour le scrutin local n'ont pas évolué : près de 42.500 personnes sont dans l'incapacité de voter, soit un électeur sur cinq. Avec la réforme du gouvernement, 25.000 personnes supplémentaires auraient le droit de voter dès les prochaines élections locales, qui doivent être convoquées avant le 15 décembre.
"Le bordel, c'est nous qui le mettrons"
Comme lors des débats de la semaine dernière, la gauche s'est montrée farouchement opposée au texte de loi, qu'elle a échoué à vider de sa substance lors de l'examen des amendements. Pour ces élus, le corps électoral restreint est gage de paix. "On ne peut pas imposer unilatéralement son dégel et son nouveau contour en amont de tout accord global sans abimer durablement un processus qui assure le maintien de la paix civile depuis tant d’années", a regretté la sénatrice Corinne Narrasiguin (Socialiste, Écologiste et Républicain).
Même son de cloche chez sa collègue écologiste Mélanie Vogel : "La décolonisation a été consacrée par l’Accord de Nouméa comme le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie (...). Ce vivre-ensemble, (...) ce pays commun, nous risquons de le menacer nous-mêmes aujourd’hui, en nous apprêtant à imposer unilatéralement une réforme électorale à des gens à qui nous avons fait la promesse de ne pas le faire."
Depuis quelques jours, les tensions politiques ont ressurgi dans une Nouvelle-Calédonie en proie à une crise économique sans précédent. Indépendantistes et non-indépendantistes n'arrivent pas à s'assoir autour de la table pour trouver un accord sur l'avenir du territoire. Chaque camp rejette la faute sur l'autre.
Sonia Backès, présidente de la Province Sud et cheffe de file des Loyalistes, parti politique affilié à la majorité présidentielle, a invectivé ses adversaires politiques lors d'un grand rassemblement des non-indépendantistes devant le Congrès de la Nouvelle-Calédonie jeudi 28 mars : "Je vais leur dire à eux [les indépendantistes] : on a été gentils, trop gentils. Mais c'est terminé. (...) On va plus se laisser faire !", a promis l'ancienne secrétaire d'État. Et d'ajouter : "On ne partira pas, on va se battre. Je le dis à Paris aujourd'hui, aux parlementaires qui tremblent. Le bordel, c'est nous qui le mettrons si on essaie de nous marcher dessus !"
"Faire disparaître toute perspective d'indépendance"
De l'autre côté, les indépendantistes ont également regroupé leurs forces mardi, avant le vote solennel du Sénat, demandant à l'exécutif de retirer son projet de loi constitutionnelle. Au Palais du Luxembourg, le sénateur indépendantiste Robert Xowie (Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste - Kanaky) a fustigé les propos de Sonia Backès. "Vous avez là un aperçu de l’atmosphère dans laquelle nous avançons aujourd’hui, avec des personnes se sentant plus légitimes que d’autres à exercer et diriger les institutions calédoniennes", a-t-il dit à ses collègues.
Pour les partisans de la Kanaky – le nom que donnent les indépendantistes à la Nouvelle-Calédonie –, le dégel du corps électoral déséquilibrera de manière irréversible l'équilibre politique fragile des Kanak dans le paysage institutionnel. "La présente proposition d’ouverture du corps électoral va provoquer l’inscription d’environ 25.900 nouveaux électeurs, ce qui correspond à une augmentation de 14,46 % du corps électoral spécial, a calculé Robert Xowie. Si on applique une augmentation de 14,46 % au corps électoral français, cela revient à inscrire en une fois un peu plus de 7 millions d’électeurs. Quel responsable politique français serait d’accord avec ce rajout avant des élections nationales ?"
Cette ouverture ne ferait que diluer la citoyenneté calédonienne dans la citoyenneté française, avec une volonté affirmée du gouvernement de faire disparaître toute perspective d’indépendance du peuple kanak.
Robert Xowie, sénateur CRCE-K
Seuls la droite, majoritaire au Sénat, et les groupes centristes ont bien voulu défendre la réforme constitutionnelle voulue par Emmanuel Macron et défendue par le ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin. "Un gel du corps électoral n’est aujourd’hui (...) ni acceptable, ni conforme aux principes essentiels de la Constitution", défendait ce dernier au Sénat la semaine dernière. Pour le vote solennel, le ministre était néanmoins absent, remplacé par la ministre déléguée chargée des Outre-mer, Marie Guévenoux, qui n'a pas pris la parole avant le vote.
"Nous attendons tous un accord global"
Le représentant du groupe Les Républicains (LR), François-Noël Buffet, a souligné à la tribune la nécessité démocratique de permettre aux Calédoniens installés depuis au moins dix ans sur le Caillou de pouvoir prendre part au vote. Pour le rapporteur LR du texte, Philippe Bas, cette réforme est nécessaire pour que les élections provinciales se déroulent rapidement, laissant ensuite la place aux indépendantistes et non-indépendantistes de conclure un accord global sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Mais, lors de l'examen des amendements le 26 mars, la droite sénatoriale a tout de même quelque peu modifié les plans du gouvernement, voulant remettre le Parlement au cœur du dossier calédonien. Les sénateurs ont allégé l'ultimatum du 1ᵉʳ juillet 2024, prévu initialement dans le texte. Les parties calédoniennes pourront donc s'accorder jusqu'à dix jours précédant les provinciales. Ce sera également au Parlement de convoquer les élections, et non au gouvernement (par décret).
"Non, Madame la ministre, (…) le gouvernement ne peut pas priver le Parlement, et le Sénat en particulier, d’avoir à connaître les conditions dans lesquelles les élections peuvent se dérouler en Nouvelle-Calédonie", a lancé M. Buffet en direction de Marie Guévenoux, alors que Gérald Darmanin avait été passablement agacé par cet amendement proposé par Philippe Bas, et soutenu par les groupes d'opposition.
Conscients de la délicatesse du sujet, les sénateurs espèrent qu'indépendantistes et non-indépendantistes pourront s'entendre à l'issue de cet épisode parlementaire parisien. "C'est douloureux parce que c'est une nouvelle étape" qui tourne la page des accords de Nouméa, a reconnu Philippe Bonnecarrère, de l'Union centriste, groupe allié à LR. Mais il a bien rappelé le but ultime de la manœuvre : "Nous attendons tous un accord global, chacun le souhaite".
Le projet de loi constitutionnelle doit désormais être examiné par l'Assemblée nationale au mois de mai. Si les deux chambres du Parlement l'adoptent dans les mêmes termes, les parlementaires seront ensuite réunis en Congrès à Versailles pour donner leur accord final à la révision constitutionnelle. Il faudra alors 3/5ᵉ des voix pour que le texte soit définitivement approuvé. "Nous voulons que soit brûlée la haine, et que soit clair le chemin de notre avenir, et fraternel, le cercle que nous ouvrons à tous les autres peuples. Tel est le cri que je lance", s'est exprimé Robert Xowie dans l'enceinte du Sénat, citant le leader kanak Jean-Marie Tjibaou, un des artisans de la paix calédonienne.