"On ne sait jamais ce qu’on va y trouver" : plongée dans l'œuvre de Maryse Condé

Maryse Condé
Rapport au colonialisme, ironie, thème de la quête identitaire... Xavier Luce, qui a consacré sa thèse à l'œuvre de Maryse Condé, revient pour nous sur les ouvrages de la Guadeloupéenne, décédée le 2 avril 2024.

Pièces de théâtre, romans, livres pour enfants, écrits journalistiques ou universitaires... Maryse Condé est une auteure prolifique à qui l’on doit plus de 70 ouvrages. Xavier Luce est docteur en littérature. Le 9 décembre dernier, il a soutenu une thèse d’histoire littéraire consacrée à l’œuvre de Maryse Condé et à sa réception critique.

Style, éléments récurrents, thèmes, influences… Xavier Luce revient pour nous sur l’œuvre de la Guadeloupéenne, qui s’est éteinte le 2 avril dernier.

La Guadeloupe, l'Afrique, la condition féminine... Maryse Condé puise dans son histoire personnelle pour écrire.

Ce qui a m’a intéressé, c'était le rapport entre la vie de l’écrivaine et le rapport à la fiction, dans ce qu’on peut appeler de l’autofiction, ce qu’Aragon appelle "le mentir vrai", c’est-à-dire se servir de la vie vécue comme un matériau littéraire pour pouvoir raconter des histoires, "mais pas seulement de belles histoires", comme le disait Maryse Condé lors de son discours de réception du prix Prix Cino Del Duca en 2021, des histoires pour changer le monde.

Elle récuse les injonctions identitaires à assigner chacun à une culture, une religion, une langue. Elle a une éthique qui refuse les catégories toutes faites, prêtes à penser. En récusant les prismes identitaires, elle reformule les questions, en montrant que les questions que l’on se pose et auxquelles on s’efforce de répondre sont mal posées et nous enferment.

Maryse Condé a été professeure de littérature, critique littéraire, en plus d’être romancière et novelliste. L’œuvre littéraire, le roman lui-même, devient le lieu d’un exercice de l’activité critique, un lieu de mise en abyme. Il y a toujours une conscience critique chez Maryse Condé. Il y a toujours une distanciation ironique dans la narration, dans les histoires qui sont racontées. On peut être déçu, surpris, agacé, énervé… Chaque livre de Maryse Condé ne laisse jamais indifférent, on ne sait jamais ce qu’on va y trouver.

Le style de Maryse Condé varie-t-il d’un roman à l’autre ?

Dans La vie sans fards, qui sont les mémoires de Maryse Condé, elle écrit que de livre en livre une voix revient, inaltérable, c’est "la voix de l’auteur". La voix de l’auteur, c’est ce qui assure la cohésion de chacun de ses livres. Pour autant, chacun de ceux-ci se renouvelle sur le plan du dispositif énonciatif, de la forme romanesque. Il y a une très grande richesse, une très grande profusion de jeux sur les formes, puisque la bibliothèque de l’écrivaine est une bibliothèque mondiale. On y trouve des écrivains japonais, on y trouve des écrivains africains, caribéens, états-uniens, français évidemment. Il y a une très grande panoplie d’écriture, bien que toujours revienne un questionnement qui soit identique, voire obsessionnel, sur sa présence au monde et sur ce qu’elle porte au-delà d’elle-même.

 

Le colonialisme et la traite négrière reviennent inlassablement dans l’œuvre de Maryse Condé. Quels autres sujets sont récurrents ?

Tous ses romans suivent peu ou prou le motif de la quête. Son premier roman, Heremakhonon, est une quête policière, Veronica Mercier enquête sur les crimes commis par l’un des nouveaux États issus des indépendances africaines ; c’est la quête par exemple de Marie-Noëlle dans Desirada, de savoir quel est ce pays, la Guadeloupe, sa lignée maternelle qu’elle essaye de comprendre, comment a vécu sa mère pourquoi elle s’est retrouvé en région parisienne ; c’est aussi la quête des enfants de Ségou, dans Le fabuleux et triste destin d'Ivan et d'Ivana, de savoir comment, alors que Ségou était la capitale d’un royaume, Bambaras, qui était important et puissant, comment expliquer que les enfants de Ségou, Ivan et Ivana, aujourd’hui, se retrouvent dans des conditions précaires, dans des taudis en banlieue parisienne ? Le motif de la quête revient toujours. En parlant d’elle-même dans La vie sans fards, c’est toujours une manière de parler d’un peuple. Elle dit "nos pays", "nos peuples". C’est le lieu de ce que l’on appelle l’Atlantique noire, toutes ces populations, ces peuples, ces identités, ces nations, qui se sont élaborés dans le sillage de la traite négrière et qui, aujourd’hui, parlent de reconnaissance. Maryse Condé endosse cette fonction de porte-parole qui raconte une histoire collective.

Comment expliquer que Maryse Condé inspire autant aujourd’hui ?

Sa capacité à parler d’elle est toujours une manière de parler des autres. Maryse Condé est quelqu’un de très pudique, de très à l’écoute, de très généreux. Son "je" est toujours une manière de parler du monde. Je pense que c’est pour ça qu’autant de générations se sentent transportées, inspirées par son œuvre, par sa voix, par ce qu’elle incarne. Ce qu’elle incarne, c’est un désir de justice, d’un monde plus harmonieux. Elle cite cette chanson du groupe Téléphone, "Je rêve d’un jour où la terre sera ronde", d’un monde plus harmonieux, plus tolérant, d’un monde où, chacun n’aurait pas peur des autres en fonction de sa religion ou de sa couleur de peau. On revient à cette question des identités qui enferment et qui aliènent.