Outre-mer, et si on bougeait les lignes ? (8) : le spatial, mode d’emploi

Lancement d'Ariane 5 en août 2020 (image d'illustration)

Chaque tir d’Ariane le montre, le cœur de l’industrie spatiale européenne bat à Kourou, en Guyane. Le spatial a des retombées dans les autres territoires ultramarins : télécommunications, météo, économie ou télémédecine. C'est le thème d'«Outre-mer, et si on bougeait les lignes ?»

L’espace l’a toujours fait rêver. Comme ces élèves réunionnais qui ont pu échanger avec l’astronaute français Thomas Pesquet, actuellement commandant de bord de l’ISS, la station spatiale internationale. Varinka Ponamalé travaille aujourd’hui chez Airbus Defence and Space à Toulouse. La Réunionnaise, native de Saint-André, a intégré l’entreprise après ses études il y a 15 ans.  Après avoir occupé plusieurs postes d'ingénieure mécanique, elle est affectée aujourd'hui à la communication technique. En première année à l'IUP de Toulouse, elles n'étaient que 4 filles pour 100 garçons. Celle qui sortira diplômée en Génie Mécanique et Conception Aéronautique découvre alors que le spatial est un univers masculin. Pas suffisant pour anéantir ses rêves de petite fille. « Je suis retombée sur mon journal intime de petite fille où j'avais écrit : « plus tard, je voudrais devenir ingénieure dans l'aérospatial », se souvient-elle. Quand on a un rêve, un objectif, il reste bien ancré. » Et des rêves, l’ingénieure réunionnaise en a encore beaucoup d’autres en réserve. « Je travaille aujourd'hui dans le spatial, c'était inespéré. Mon premier jour chez Airbus, j'étais gonflée à bloc avec une énergie énorme. Je me suis dit : « ça y est, tu y es, tu y es arrivée ! » Maintenant, si je pouvais devenir astronaute, ce serait toucher les étoiles d'un peu plus près… »

L’espace, c’est aussi le quotidien de Cédric De Boivilliers. Tous les jours, il franchit les grilles du Centre spatial guyanais (CSG). Il est spécialiste sauvegarde vol au Centre national d’études spatiales (CNES). C’est lui qui, depuis 2012, vérifie la trajectoire des fusées lors d’un lancement et qui doit les détruire en cas de risques de retombées. « J’ai toujours voulu travailler dans le spatial », raconte le jeune ingénieur guyanais de 33 ans. "Je devais être en classe élémentaire, en CE1 ou CE2, quand je suis venu visiter le centre avec ma classe. C’est une passion qui est arrivée avec cette visite et les différents lancements que j’ai pu voir enfant car je suis originaire de Guyane. J’ai vu décoller pas mal de fusées et aujourd’hui c’est un accomplissement, une joie de pouvoir exercer la profession dont j’ai toujours rêvé !"

 

De l’autre côté de la planète, à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, Jean-Michel Tivollier a vu quant à lui son métier changer grâce à la télémédecine pour les îles éloignées de l’archipel et même jusqu’à Wallis. « On a 700 dialysés en Nouvelle-Calédonie et tous ont accès à cette possibilité de prise en charge et de décision médicale, explique le néphrologue, responsable du RESIR (Réseau de l'Insuffisance Rénale en Nouvelle-Calédonie). Alors, bien entendu, il n’y a pas d’examen physique mais on peut prendre en charge ce patient à distance. Avant, on partait en brousse avec la valise alors que maintenant on peut résoudre le problème facilement.» La télémédecine qui pourrait encore s’étendre à l’avenir grâce à l’internet par satellite.

Des retombées partout outre-mer

Les retombées du spatial sont importantes outre-mer. A commencer évidemment par les prévisions météorologiques. Des satellites de plus en plus précis permettent désormais de surveiller la formation et les trajectoires des ouragans et cyclones qui menacent régulièrement les territoires ultramarins dans les trois océans. Mais l’observation spatiale a bien d’autres applications : l’évolution des pollutions plastiques en mer, la gestion de la ressource halieutique pour la pêche, le suivi des mangroves, de l’envasement des ports, de l’orpaillage, des feux de forêts, la protection des récifs coralliens, la surveillance des volcans et plus récemment la lutte contre la pollution par les algues sargasses. Plus étonnant encore, le développement de la téléépidémiologie, pour une lutte plus efficace contre les épidémies de chikungunya, de dengue, de zika ou de fièvre jaune… Ainsi la cartographie des zones végétales, la surveillance des pluies, des températures et des courants d’air permettent de prévoir les périodes et les zones de pontes des moustiques vecteurs et de mettre ensuite en place les plans de prévention.

 

Arianespace sur le fil

Grâce à la Guyane, les Outre-mer ont toujours été au centre de l’industrie et de la recherche spatiales. Mis en service en 1968, le Centre Spatial Guyanais a fait de Kourou « le port spatial de l’Europe ». Le 24 décembre 1979, le tir réussi de la première Ariane est resté gravé dans toutes les mémoires. Choisie pour sa latitude très proche de l’équateur, la base est gérée conjointement par le Centre national d'études spatiales (CNES), son propriétaire, Arianespace et l'Agence spatiale européenne (ESA). Ariane 5 dont la capacité d'emport est de 9,6 tonnes en orbite géostationnaire et 20 tonnes en orbite basse, en est le fleuron incontesté mais la famille des fusées guyanaises s’est récemment élargie avec Soyouz en 2011 et avec Vega en 2012, permettant aujourd’hui à l'Agence spatiale européenne de disposer d'une gamme complète de lanceurs. Au fil de ses succès, Arianespace s’est progressivement imposé comme le leader mondial des lancements commerciaux. Ariane 5 a ainsi su s’octroyer, sur les dix dernières années, près de la moitié du marché commercial accessible des satellites géostationnaires, l’orbite reine !

Apparu en 2002, l’opérateur américain Space X a pourtant changé la donne et même détrôné Arianespace en 2017. En novembre 2019, un rapport du sénat notait avec inquiétude qu’en quelques années seulement, « l’entreprise d’Elon Musk a divisé les prix par trois, multiplié ses capacités d’emport par huit et sa cadence de lancement par sept ». Et même si SpaceX bénéficie d’importants contrats institutionnels (souvent militaires) de la part des autorités américaines, à  des prix parfois deux fois plus élevés que ceux pratiqués par l’entreprise sur le marché commercial, les chiffres sont là : le tarif d’un lancement pour SpaceX est de l’ordre de 50 à 60 millions de dollars, contre près de 150 pour Ariane 5 !

« Space X fait peur et comme Space X lance énormément, on a l’impression qu’ils ont déjà tout cassé, explique Pierre-François Mouriaux, journaliste à Air et Cosmos. Quand depuis le mois de janvier, il n’y a pas de lancement d’Ariane 5 et qu’il y a 14 lancements de Space X, on se dit que c’est KO debout… Sauf que sur ces 14 lancements Space X, il y en a 11 qui sont des lancements maison. Space X lance en fait beaucoup pour son propre compte. L’entreprise s’est lancée dans la construction d’une constellation dédiée à internet qui s’appelle Starlink et qui va compter plusieurs milliers de satellites. Alors oui ce sont des lancements, oui il y a des récupérations à chaque fois, oui c’est impressionnant mais ce ne sont pas des opérations commerciales. En fin d’année, on verra qui remporte le match en 2021. L’an passé, Ariane était quand même devant pour les lancements de gros satellites géostationnaires »

Il est vrai que les lanceurs Space X ont le gros avantage d’une possible réutilisation. « Techniquement, c’est extrêmement bluffant, c’est du Star Wars, c’est génial ces lanceurs qui reviennent avec un taux de réussite impressionnant depuis deux ans, reconnaît le journaliste. En 2020, il y a eu 25 lancements Space X, tous récupérés, et 9 lancements pour Ariane et aucune récupérée. Mais est-ce qu’il y a un intérêt pour Arianespace de récupérer des lanceurs ? On ne sait pas combien ça coûte. On se souvient que la remise en état de la navette américaine coûtait 500 millions de dollars à l’époque ! Sur un lanceur facturé 60 millions de dollars par Space X, on ne sait toujours pas aujourd’hui combien coûte la remise en état du 2ième étage, le seul qui est récupéré. Space X n’est pas très transparent sur ses chiffres… »

Space X n’est pas non plus le seul adversaire d’Arianespace. La concurrence va encore s’accroître dans les années à venir, avec l’arrivée de nouveaux lanceurs en provenance des États-Unis (New Glenn, Vulcan, OmegA), de Russie (Angara 5), de Chine (Longue Marche 5), du Japon (H3) et de l’Inde (GSLV).

En attendant Ariane 6

Du coup, en février 2019, dans son rapport annuel, la Cour des comptes ne s’est pas privée de critiquer le programme Ariane 6, lancé en 2014 et dont le premier lancement prévu en 2020 a été repoussé de deux ans. Les magistrats de la rue Cambon avaient alors jugé la fusée Ariane 6 « trop conventionnelle pour faire de l'ombre à SpaceX ». Ils faisaient remarquer que ce lanceur pourrait ne pas être suffisamment compétitif à très court terme et préconisaient, notamment, une évolution rapide vers le « renouvelable ».

ArianeGroup va corriger le tir. Le constructeur vient tout juste de signer un contrat de près de 135 millions d’euros auprès de l’ESA pour poursuivre le développement de Prometheus. Avec près de 70 % de pièces fabriquées par impression 3D, ce moteur à très bas coût réutilisable devrait bientôt permettre le retour sur terre du premier étage de la nouvelle fusée européenne Ce moteur équipera Themis, le démonstrateur du premier étage réutilisable d’Ariane 6. Les premiers essais sont prévus fin 2022

En attendant, en 2020, malgré la crise Covid-19 et en 10 lancements seulement, Arianespace a tout de même mis en orbite 166 satellites. Personne ne remet aujourd’hui en question la nécessité de lanceurs performants et fiables ni l’intérêt stratégique du pas de tir de Kourou. Mais pour certains, il faudrait également investir davantage dans le « New space », notamment dans les micro-lanceurs et les constellations de satellites miniaturisés, qui seront demain au cœur de l’industrie spatiale.

« On parle de New space car il s’agit bien d’une révolution par rapport au Old space, l’approche traditionnelle des activités spatiales, souligne Lucien Rapp, directeur de la Chaire Sirius. On parle bien aujourd’hui d’exploitation spatiale par rapport à l’exploration spatiale, ce qui montre bien que l’espace est passé en phase commerciale et que la dépendance que nous aurons demain vis-à-vis des technologies spatiales sera de plus en plus importante. »

Et plus que jamais, par leur situation géographique tout autour du globe, les Outre-mer ont là de fantastiques opportunités de développement. « Avoir ce pas de tir à Kourou est un atout absolument indispensable pour la France et pour l’Europe mais penser que l’Outre-mer n’est qu’un pas de tir, c’est trop réducteur, assure Lucien Rapp. L’Outre-mer a autre chose à faire dans le secteur spatial que de s’impliquer uniquement dans les activités de lancements. Il y a 1001 activités qui existent ou seront émergentes dans les années qui viennent et qui peuvent profiter à l’Outre-mer. »

 

L’Espace, avenir des Outre-mer ?

Dans les Outre-mer plus qu’ailleurs, on le voit, le spatial est un véritable enjeu. Insularité et éloignement obligent, l’espace est porteur de solutions : hors du ciel, peu de salut ! Ces nouvelles technologies constituent aussi des gisements d’emplois, mais posent la question de la formation des jeunes ultramarins à l’exercice de ces métiers. Mais si l’innovation est un vecteur d’espoir, elle est aussi source d’inquiétude. Certains, en Guyane notamment, s’alarment des conséquences sociales de l’arrivée de nouveaux acteurs dans le cercle restreint des lanceurs de fusées. Partout émerge également la prise de conscience de l’existence d’un nouveau risque environnemental, d’une pollution de l’espace liée à l’inflation des débris. Enfin, si chacun reconnaît l’importance stratégique des territoires ultramarins dans la politique étrangère de la France, la valorisation de ces atouts fait débat. Autant de questions auxquelles « Outre-mer, et si on bougeait les lignes ? » tentera de répondre avec l’aide des rédactions du réseau des 1ère.

Karine Zabulon, présentatrice de l’émission, interrogera notamment des experts : Jean-Noël Degrace, responsable de Météo France en Martinique, Clément Bruguera, le directeur technique de TSF (Télécom sans frontières) et Jean-François Clervoy, ingénieur, ancien astronaute et président d’honneur de Novespace, une filiale du CNES. Elle invitera également à débattre Gaël Musquet, hacker éthique à l’observatoire de Vernon, Mikaa Mered, Professeur à HEC et Sciences Po Paris, et Murielle Lafaye, responsable du pôle intelligence économique au CNES.

L’émission sera diffusée prochainement sur les antennes des 1ère et sur le Portail des Outre-mer. Réagissez ou posez vos questions à redaction.outremer@francetv.fr