Première femme noire inscrite à la Sorbonne, à Paris, Paulette Nardal, née en Martinique, était installée à Clamart dans les années 1920. Là, elle a fondé La revue du Monde Noir et y a reçu ses amis Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Dans cet appartement, que l'Histoire a oublié, serait né le concept de "négritude". Paulette Nardal en est l'instigatrice méconnue. La1ère.fr fait sortir de l'ombre cette femme de lettres, le temps d'un portrait.
Le salon de Clamart
Les rues de région parisienne ont depuis longtemps perdu le souvenir de Paulette Nardal, mais en cette année 2019, son nom ressurgit de l'ombre. La ville de Paris vient d'inaugurer une promenade "Jane et Paulette Nardal" dans le XIVème arrondissement de la capitale, en hommage aux sœurs martiniquaises.
En février, la ville de Clamart, dans le sud parisien, votait elle aussi pour orner de son nom les murs d'une des voies d'un quartier à venir.
C'est à Clamart qu'avec Jane, mais aussi Andrée, une autre fille de la fratrie Nardal, elle monte au début des années 1920 un salon littéraire au 7 rue Hébert, juste après leur arrivée à Paris pour leurs études. Paulette sera la première femme noire à étudier à la Sorbonne ; Jane, la première noire agrégée de lettres classiques.
Des bancs de la Sorbonne où elle étudie l'anglais, Paulette, née Paule, consacre son mémoire de fin d'études à Harriet Beecher Stowe, abolitionniste convaincue et autrice de La case de l'Oncle Tom, où elle dépeint la réalité de l'esclavage aux États-Unis.
Paulette Nardal est très instruite et a de qui tenir : son arbre généalogique est ponctué de noms importants dans l'histoire de la Martinique. Son père, Paul, premier ingénieur noir de l'île, a participé à la construction de la ville de Saint-Pierre. Avec son épouse, Louise Achille, pianiste accomplie, ils reçoivent dans leur maison du François, de nombreuses personnalités.
De la Martinique encore très rurale, couverte de champs de cannes à sucre où triment de nombreux ouvriers noirs sous le joug de propriétaires blancs, les sœurs Nardal débarquent dans un Paris rêvé, conté par leurs parents : "Nous avons été élevées dans l'admiration de toutes les oeuvres produites par les Occidentaux", raconte Paulette Nardal dans ses mémoires*. Mais surtout un Paris bouillonnant où évoluent Joséphine Baker ou encore James Baldwin, en miroir du mouvement américain Harlem Renaissance. "Inutile de vous dire à quel point j'ai été heureuse et fière de voir comment les Parisiens, les Français, pouvaient vibrer devant ces productions noires !"
Dans la lignée de leurs parents, les sœurs Nardal montent alors un salon littéraire dans leur appartement de Clamart. L'objectif est la "promotion d'un internationalisme noir", souligne Catherine Marceline, avocate au barreau de Fort-de-France et militante pour l'entrée de Paulette Nardal au Panthéon. "Elles ont l'idée de créer une revue pour échanger mais il y a déjà des prémices de revendications politiques".
La revue du monde noir
Ainsi naît en 1931 La Revue du Monde Noir, éphémère parution de six numéros. On y trouve des poèmes, des revues de presse, des articles d'actualité et des réflexions sur la place des Noirs dans le monde, particulièrement dans la société coloniale. Les sœurs Nardal sortent de l'admiration des Occidentaux et appellent dans le manifeste à un "réveil des intellectuels".
"Cette revue, ce mouvement, c'est une chose qui devait arriver", explique Paulette Nardal, et "elle est arrivée "comme ça", comme une éclosion brusque". Brusque, mais fondatrice, notait Louis Thomas Achille, professeur agrégé et cousin des sœurs Nardal, en préface d'une compilation des numéros de la revue à laquelle il a participé.
Ces sœurs antillaises francophones surent offrir l'occasion de s'exprimer librement aux écrivains issus de ces îles et surtout à ceux des États-Unis, connaissant peu le français. Démultipliant ainsi auprès des Haïtiens et des Africains, peu entraînés à parler l'anglais, les valeurs révolutionnaires que leur livrait la lecture des poèmes, essais et romans américains.
Il souligne "l'apport spécifique de cette revue éphémère à une longue série d'initiatives politiques et culturelles pour secouer le joug colonial, bâtir une véritable identité nègre et alerter l'opinion publique métropolitaine, qui ne connaissait guère que les aspects les plus flatteurs de la colonisation, comme la spectaculaire Exposition Coloniale de Vincennes en 1931."
Consultez l'intégrale des Revues du Monde Noir :
Négritude
Paulette Nardal y signe plusieurs articles et traduit les poèmes et textes de contributeurs anglophones. Aux côtés de son nom dans le sommaire, ceux de personnes bien connues : Jean-Price Mars, sénateur haïtien, Félix Éboué, administrateur colonial né en Guyane, René Ménil, philosophe et essayiste martiniquais, ou encore deux écrivains martiniquais, Étienne Léro et René Maran, prix Goncourt en 1921 pour son roman Batouala qui dénonce les excès du colonialisme.
Dans le salon de son deux-pièces de Clamart, meublé de "fauteuils anglais" et où "ni vin, ni bière, ni cidre de France, ni whisky, ni café exotique ni même ti-punch créole ne rafraîchissaient les gosiers", ces plumes en croisent d'autres à qui l'on attribuera le concept de "négritude" par la suite : Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas.
"La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture", théorise Aimé Césaire en 1939 dans Cahiers d'un retour au pays natal.
Si ces hommes n'ont jamais écrit pour la revue de Paulette Nardal, ils étaient néanmoins des visiteurs réguliers du 7 rue Hébert. "Deux Martiniquaises, les sœurs Nardal, tenaient alors un grand salon. Senghor le fréquentait régulièrement. Pour ma part, je n’aimais pas les salons - je ne les méprisais pas pour autant - et je ne m’y suis rendu qu’une ou deux fois, sans m’y attarder", déclarait Aimé Césaire en 2005*.
Des années plus tard, Paulette Nardal reparlait, sans doute avec ironie, de ces échanges du salon de Clamart :
Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avions brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d'étincelles... nous n'étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes.
"Ces trois hommes ont oublié où ils ont développé ces théories", abonde Catherine Marceline. Selon l'avocate, Senghor se rattrape quelques années plus tard en écrivant sur le "guide" qu'a été Paulette : "Elle nous conseillait dans notre combat pour la résurrection de la négritude".
Dans les années 1980, Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France, fait apposer le nom de Paulette Nardal sur une place de la ville. Son ami l'écrivain Joseph Zobel l'avait même surnommée la "marraine de la négritude". Mais l'Histoire n'a pas toujours retenu son nom.
Pourtant, tous les fondements du concept de négritude infusent la Revue du Monde noir. Dans chaque numéro, des poésies, des textes d'histoire sur la "formation de la race créole", des enquêtes, des réflexions sur l'art, la religion, l'économie, la musique... "Par ce moyen, la Race noire contribuera avec l'élite des autres Races et tous ceux qui ont reçu la lumière du vrai, du beau et du bien, au perfectionnement matériel, intellectuel et moral de l'humanité", lit-on en préface du premier numéro paru en 1931.
Bien plus tard, en 1947, en amorce du premier tome de Présence africaine, revue dans laquelle Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor ont beaucoup publié, des mots presque similaires : "Elle veut s'ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté (Blancs, Jaunes ou Noirs), susceptibles de nous aider à définir l'originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde moderne".
Féminisme
"Beaucoup d'intervenants ultramarins sont totalement passés sous silence", note Catherine Marceline, "et les femmes sont encore plus victimes de cette violence". L'écrivaine et philosophe Tanella Boni parle même de "domination des pères fondateurs" dans la généalogie de la négritude. "Nous n'étions que de malheureuses femmes", disait Paulette Nardal :
J’ai souvent pensé et dit, à propos des débuts de la négritude, que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous. C’était minimisé du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient.
Est-ce cet oubli qui forgea en Paulette une conscience féministe, et même un intersectionnalisme avant-gardiste ? À son retour en Martinique au sortir de la Seconde guerre mondiale, Paulette Nardal fonde en tout cas le Rassemblement féminin, un mouvement de promotion pour le droit de vote des femmes. Elle parcourt les campagnes pour convaincre les Martiniquaises de faire usage de cette précieuse et toute récente prérogative. Dans sa nouvelle revue, La femme dans la cité, elle invite à lutter contre l'abstentionnisme, écrit sur la place de la femme dans la société martiniquaise.
À la fin des années 1940, Paulette Nardal a été représentante des Antilles aux Nations Unies, pour qui elle a travaillé longuement sur la condition des Martiniquaises.
Et alors que toutes ses sœurs se marient, que certaines fondent des familles, Paulette Nardal, très chrétienne et amoureuse de son île et de son peuple, trouve "l'affirmation de [son] indépendance dans [son] célibat".
Las, lourdement handicapée après une blessure au genou dans le torpillage du bateau qu'elle avait pris en 1939 depuis la Martinique vers l'hexagone, alors plongé dans les débuts de la guerre, Paulette Nardal est fatiguée, stressée. Celle qui a été assistante parlementaire, activiste, quitte petit à petit la sphère politique, prend soin de sa famille, frappée de plusieurs malheurs, et s'engage pleinement dans la musique, passion familiale.
Joie de chanter
"La musique chez les noirs est, comme leur jeu, l'émanation même de la vie", confiait-elle dans ses mémoires.
À Paris, les mélodies de son enfance qui coulent dans ses veines rencontrent de plein fouet les nouveaux courants et des styles inédits. Paulette Nardal se souvient : "Ce fut le choc des Negro Spirituals". Elle écrit sur le "bal nègre" de la Glacière en 1929, "subitement transportée dans quelque bal doudou antillais." Là, "aucune opposition choquante" à un "cadre violemment européen", pour les hommes et les femmes noirs de l'assistance. La musique sera alors un moyen de faire entendre ses convictions.
En 1954, Paulette Nardal fonde la chorale Joie de chanter. Par le chant, par les negro spirituals, par l'esprit et les revendications, elle stimule le goût des Martiniquais pour la musique, valorise la culture créole dans un "folklore élaboré".
Reconnaissances tardives
Aujourd'hui, la chorale Joie de chanter est toujours active en Martinique. À travers la musique, à travers des conférences, des associations qui militent pour la panthéonisation de Paulette Nardal, à travers des plaques de rues à son nom, le souvenir de l'action de Paulette Nardal est réveillé, petit à petit.
Journaliste, écrivaine, professeur d'anglais, activiste, féministe, marraine de la négritude, musicienne... impossible de choisir une étiquette pour définir Paulette Nardal, s'il fallait lui en attribuer une. "Peut-être sont-elles arrivées trop tôt", s'interroge Manuela Ramin-Osmundsen, une de ses nièces. "Mais en 2019, leur message est tout aussi fort et tout aussi actuel. A nous de le reprendre et de le transformer !"
♦ Références :
Fiertés de femme noire / Mémoires de Paulette Nardal, Philippe Grollemund, éd. Harlattan.
Le rôle des intellectuelles antillaises dans la création de la négritude, Christine Dualé, Université Toulouse II-Le Mirail.
Femmes en négritude : Paulette Nardal et Suzanne Césaire, Tanella Boni, Rue Descartes.
Cybèles and Co, un matrimoine à Clamart.
Nègre je suis, Nègre je resterai : entretiens avec Françoise Vergès, Aimé Césaire, Éditions Albin Michel.