Dans la peau de Mano - Reportage radio
Un spectacle imaginé il y a deux ans, puis enrichi depuis une première présentation en Guadeloupe en mars dernier lors d'une résidence d'artistes. Sur le répertoire de Manuela Pioche, le travail d'arrangement a été confié à Stéphane Castry, bassiste et compositeur, pour un résultat "tout neuf", mais pas "moderne" : "L'intérêt était vraiment de replonger, de déconstruire et de voir ce qu’on peut proposer aujourd’hui", explique Florence Naprix. "Il a commencé par déconstruire la formule musicale : il n’y a pas de piano, pas de cuivres... on a deux violoncelles, une batterie, une basse et une voix pour rechanter ces morceaux des années 50-60."
Féministe avant l'heure
Au résultat, des morceaux frais, rythmés et carrés. Florence chante les pieds nus, tantôt un foulard noué autour des hanches, tantôt une calebasse dans les mains.Sans se vouloir exhaustif, le spectacle n'oublie rien de la vie de Mano, née Anastasie Marie-Emmanuelle Pioche et plus connue sous le nom de Manuela Pioche. Née dans les Grands-Fonds de Sainte-Anne en Guadeloupe en 1932, elle avait raconté toute sa vie dans ses chansons. Dans Doudou pa pléré, elle raconte ses relations extraconjugales, dans Pa ban mwen kou, elle se confie sur son alcoolisme, son besoin d'amour mais aussi les violences conjugales que lui fait subir son amant.
Il y a trois choses qui m’ont marquée : admettre pour une femme, à l’époque mais même aujourd'hui, qu’on est alcoolique, réclamer l’amour parce que ça n’empêche pas qu’on soit aimée, et parler des coups et des violences qu’elle a subies, mais pas seulement elle. On est en 2019 et on a "fêté" le 131ème féminicide il n’y a pas si longtemps en France. C’est une réalité qui persiste et à 60 ans d’intervalle, il y a plein de choses qui résonnent entre son répertoire, ce qu’elle chantait à l’époque, sa société et aujourd’hui.
- Florence Naprix
De ces dizaines de titres enregistrés en créole de sa voix au timbre particulier, première voix féminine à interpréter des biguines, des boléros et des chachachas dans les orchestres exclusivement masculins de l'époque, l'histoire n'en a retenu que très peu.
Effacée des mémoires
"On s’est appuyés sur des choses de son passé, de son histoire, notamment son alcoolisme, son rapport avec les hommes, pour en faire un personnage vulgaire, quelqu’un de méprisable. Et puis on l’a effacée des mémoires", résume Florence Naprix. Au point que lorsqu'elle parle de Manuela Pioche autour d'elle, personne ne sait qui elle est. "Je me suis dit qu’un personnage pareil, vu qui elle était et ce qu’elle racontait, c’était terrible qu’elle ait disparu des mémoires.""Dans la peau de Mano" va être joué au Bal Blomet, qui lorsqu'il s'appelait encore "Bal nègre" a accueilli les plus grands artistes antillais des années 50-60. Une salle mythique, mais aussi très symbolique.
Ça a d’autant plus d’importance que Manuela Pioche a travaillé avec des artistes guadeloupéens comme Al Lirvat, Robert Mavounzy, Alain Jean-Marie, qui ont quitté la Guadeloupe, eux, et qui sont venus jouer en France et particulièrement au Bal Blomet qui était le Bal nègre à l’époque.
Manuela Pioche, elle, est restée en Guadeloupe et je crois, de ce que j’ai pu découvrir en discutant avec des gens qui l’ont connue, que ça lui a manqué de ne pas avoir la reconnaissance dont eux ont pu bénéficier à leurs grandes heures de gloire. C’est peut-être une revanche ou un pied-de-nez de l’amener au Bal Blomet. C’est au moins un clin d’œil à ses compagnons et j’espère que de là où elle est, ça lui fera un peu plaisir.
Avec son frère Benjamin, trompettiste, Manuela commence son apprentissage. Il lui fait faire le tour de la maison familiale en l'obligeant à respecter des rythmiques. Puis, il l'invite à jouer dans son orchestre "Hot Swing Baby". Les Guadeloupéens qui l'ont connue à cette époque racontent encore aujourd'hui une femme d'une grande douceur, très timide, "qui n'osait pas rêver trop fort". Une femme forte, mais en souffrance, adulée puis méprisée pour enfin être oubliée et mourir dans le dénuement le plus complet à l'aube des années 70.
Son histoire est racontée aujourd'hui dans ce spectacle joué ce vendredi hors des Antilles, comme le souhaite Florence Naprix.
Je n’ai pas envie qu’on se confine à l’outre-mer parce que je suis sûre que c’est une histoire universelle. On parle d’une femme guadeloupéenne, certes, mais son histoire de femme battue, d’artiste qui s’assume, de personne en recherche de liberté, ça concerne absolument chacun d’entre nous. Il n’y a aucune raison que ça reste notre histoire à nous et je crois que c’est une belle façon de faire rayonner la Guadeloupe au-delà de ses frontières.
Découvrez également le reportage de Louis Otvas, Emmanuel Morel et Raël Moine :