Près de la place d’Italie : "le petit nègre t’emmerde !" [#ParisCesaire]

Aimé Césaire, alors étudiant à Paris (photo non datée).
C’est un mot célèbre, un mot boomerang lancé par bravade par Aimé Césaire que l’on peut dater de l’année 1934, date de création de la revue "L’Étudiant noir", deux ans après son arrivée à Paris.
Il le raconte ainsi : « Un jour, je traverse une rue de Paris, non loin de la place d'Italie. Un type passe en voiture : "Eh, petit nègre !". C'était un Français. Alors je lui dis "le petit nègre t'emmerde !" Le lendemain, je propose à Senghor de rédiger ensemble un journal, L'Étudiant noir. Léopold : "Je supprimerai ça. On devrait l'appeler Les Étudiants nègres. Tu as compris ?, ça nous est lancé comme une insulte. Et bien je le ramasse, et je fais face". Voici comment est née la « négritude », en réponse à une provocation".

Présenté ainsi, l’insulte serait le déclencheur du mouvement de la négritude, que Césaire détaille dans un entretien à Françoise Vergès en 2005 ("Nègre je suis, nègre je resterai, Aimé Césaire, entretien avec François Vergès", Albin Michel) : « Une spécificité noire développée avec son ami Léopold Sédar Senghor : "notre doctrine, notre idée secrète, c’était : Nègre je suis et nègre je resterai. Il y avait dans cette idée l’idée d’une spécificité africaine, d’une spécificité noire. Mais Senghor et moi nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir. J’ai ma personnalité et, avec le blanc, je suis dans un respect mutuel".»

Mot boomerang

Avec Césaire, le mot nègre est donc à la foi mot insulte (dans la bouche des racistes) et mot appui, mot boomerang mot de fierté, tel qu’on le retrouve dans le Cahier lui-même : « Mais qui tourne ma voix ? Qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille pieux d’oursin. C’est toi sale bout du monde. C’est toi sale haine. C’est toi poids de l’insulte et cent ans de coups de fouet. C’est toi cent ans de ma patience, cent ans de mes soins juste à ne pas mourir. »  Ou dans ce poème intitulé sobrement « Mot », c’est dire toute l’importance du mot. Extrait du recueil Cadastre :

"le mot nègre
sorti tout armé du hurlement
d’une fleur vénéneuse
le mot nègre tout pouacre de parasites
le mot nègre
tout plein de brigands qui rôdent
des mères qui crient
d’enfants qui pleurent
le mot nègre
un grésillement de chairs de la griffe
sur le trottoir des nuages
le mot nègre
comme le dernier rire vêlé de l’innocence
entre les crocs du tigre
et comme le mot soleil est un claquement de balles
et comme le mot nuit un taffetas qu’on déchire
le mot nègre
dru savez-vous du tonnerre d’un été
que s’arrogent
des libertés incrédules
"

(Aimé Césaire, Cadastre)

Jean-Paul Sartre ne dit mieux dans "Orphée noir" en 1948 dans la préface à l’"Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française", de Léopold Sédar Senghor (Presses universitaires de France, Paris, 1948, rééd. « Quadrige », 2001) : « Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de “nègre” qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. »

Il le ramasse et le jette à la figure du blanc, ce que souligne Jacques Coursil dans son cours à la Cornell University aux Etats-Unis (séminaire 2003-2004) : « Le mot Négritude renverse une insulte raciste en un terme chargé de sens et valorisant : "Nègre", c’est "ma révolte, ma gueule, mon nom". Elle renverse ainsi une blessure quotidienne et cinq fois centenaire en une mémoire : « j'habite une blessure sacrée ».

"Je crois vraiment à l’homme"

Le succès du mot boomerang de Césaire se poursuit dans les années qui suivent. En 2008, Claude Ribbe consacre un essai au co-fondateur de la négritude et utilise en titre « le » mot : "Le Nègre vous emmerde, Pour Aimé Césaire" (éditions Buchet Chastel). On notera les différences : passant de la minuscule à la majuscule, du tutoiement au vouvoiement, le mot boomerang perd de sa force. En 2007, le documentaire "Aimé Césaire, un nègre fondamental", de Laurent Chevallier et Laurent Hasse (2007) visible sur YouTube se termine par le mot fondamental : 

« Il y a pas les grands et les petits. Il y a que nous sommes tous des peuples et que nous méritons d’être considérés comme des peuples avec la dignité que cela représente. J’ai apporté une parole d’homme. Il y a l’homme, c’est très important, l’homme tout court. Je crois vraiment à l’homme, à l’humanité et à la fraternité. Et quand je parlais de négritude, c’était pour répondre précisément aux racistes qui nous considéraient comme des nègres, autrement dit des riens. Et bien non ! Nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde. »

En 2010, on le voit réapparaître dans la bouche de la journaliste martiniquaise Audrey Pulvar. Elle réagit aux mots banalement racistes du parfumeur Jean-Paul Guerlain lorsqu’il lâche dans une réponse qui se veut de connivence à la journaliste Elise Lucet, en direct dans le journal télévisé, à propos de la création d’un nouveau produit : "Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin..." Alors, Audrey Pulvar rétorque avec fierté la parole de Césaire : « Eh bien le nègre, il t'emmerde ! »