Il y a 140 ans, le 26 décembre 1884, Félix Eboué naissait à Cayenne en Guyane. Il est surtout connu pour avoir rallié l’empire colonial au combat de la France libre du général de Gaulle en 1940. Un acte qui, à cette époque, témoignait d’un courage immense. Administrateur colonial, résistant, intellectuel et franc-maçon, son parcours hors du commun a été ponctué par ses affectations en Afrique, en Guadeloupe, en Martinique et son combat pour la France libre. Le podcast Zistoir vous propose de retracer ce parcours exceptionnel en 4 épisodes de 30 minutes.
Épisode 1 : Cayenne-Bordeaux-Paris et l’Oubangui-Chari
Félix Eboué est né le 26 décembre 1884 à Cayenne au 19e siècle, seulement 36 ans après l’abolition de l’esclavage. A peine deux générations le séparent de ses aïeux qui ont subi cette barbarie. Son père Yves Eboué travaille dans l’orpaillage tandis que sa mère Aurélie Léveillé, couturière s’occupe de toute la maisonnée. Félix Eboué a trois frères et une sœur dénommée Cornélie.
La vie de la famille Eboué est marquée par plusieurs drames. Yves Eboué décède en 1898 alors que Félix n’a que 13 ans. Sa mère Aurélie l'encourage alors à poursuivre des études et, surtout, à s’éloigner du monde de l'or. Élève doué, il reçoit une bourse pour aller étudier à Bordeaux au lycée Montaigne en 1901. C’est là qu’il fait la connaissance de René Maran, Guyanais comme lui et futur prix Goncourt en 1921. Ils nouent une précieuse relation d’amitié.
Après le baccalauréat, Félix Eboué réussit le concours de l’école coloniale à Paris. Dans la capitale, il mène une vie épanouissante, jalonnée de rencontres et de découvertes. La politique, la littérature, la gastronomie, tout l’intéresse. L’école coloniale prépare des administrateurs censés régir les colonies. La formation est très complète.
À la fin de son cursus, Félix Eboué est affecté en Oubangui-Chari dans l’actuelle République centrafricaine. Sur place, en 1909, la colonie n’est pas encore totalement "pacifiée". En clair, la guerre de conquête se poursuit. Félix Eboué doit faire face à de graves dangers. En tant qu’administrateur colonial, il adopte une stratégie bien à lui qui consiste à apprendre les langues locales et s’entendre avec les chefs. Sur le plan personnel, Félix Eboué devient père de deux garçons Henry et Robert qu’il reconnaît.
Épisode 2 : de l’Oubangui-Chari aux Antilles, l’ascension mouvementée du gouverneur Eboué
Quand éclate la Première guerre mondiale en 1914, Félix Eboué veut se faire incorporer en métropole, mais la colère gronde dans les colonies. L’administration coloniale lui demande de rester en Oubangui-Chari. Félix Eboué se plaint d’un manque de reconnaissance et d’avancement. Il évoque le sujet par correspondance avec son ami René Maran.
En 1922, Félix Eboué rentre en Guyane pour un long congé. Il fait la connaissance d’Eugénie Tell, la fille du directeur de l’administration pénitentiaire à Saint-Laurent du Maroni. Ils se marient le 14 juin 1922. C’est à cette époque que Félix Eboué intègre la franc-maçonnerie.
De retour à Paris, Félix Eboué attend avec son épouse une nouvelle affectation. Il est à nouveau envoyé en Oubangui-Chari où l’une de ses missions consiste à introduire la culture du coton. Les colonies ne doivent rien coûter à la France, mais au contraire leur rapporter. C’est dans cet esprit qu’on encourage le développement de cultures d’exportation comme le coton.
Félix Eboué se plie aux attentes de son administration avec succès. Contrairement à nombre de ses collègues, il dirige la colonie avec finesse, calme et un intérêt sincère pour la culture des populations. Mais lorsque l’administration lui demande de fournir des hommes pour construire la ligne de chemin de fer entre Pointe-noire et Brazzaville, il n’hésite pas à obéir aux ordres. Cette ligne Congo Océan, longue de plus de 500 km, construite entre 1921 et 1934 a fait des milliers de victimes parmi les travailleurs africains.
Avec son épouse, il poursuit ses travaux sur les langues et les cultures locales. En 1935, il publie notamment une étude sur les langages tambourinés et sifflés. Un message tambouriné est alors plus rapide qu’un télégramme pour transmettre un message en Oubangui-Chari. Mais globalement, Félix Eboué est rongé par le manque de reconnaissance de son travail.
Grâce à l’aide de Blaise Diagne, sous-secrétaire aux colonies, il obtient enfin un poste de secrétaire général en Martinique. Il devient le numéro 2 de l’administration coloniale et débarque sur l’île en janvier 1932 en pleine tension sociale. Le gouverneur Gerbinis ne le porte pas dans son cœur et ne lui facilite en rien la tâche. La période martiniquaise de Félix Eboué prend fin en 1934. D’après sa biographe Arlette Capedepuy, il est rappelé à Paris en raison de l’affaire Aliker, du nom du journaliste André Aliker, assassiné, un crime qui a profondément bouleversé l’île.
En métropole, le contexte n’est pas favorable à Félix Eboué marqué à gauche. D’autant que celui qui est en charge des colonies au gouvernement se nomme Pierre Laval. Il est envoyé au Soudan français, dans l’actuelle Mali. C’est une punition.
Deux ans plus tard, le Front populaire arrive au pouvoir. Le contexte politique redevient favorable à Félix Eboué connu pour sa proximité avec la SFIO, l’ancêtre du parti socialiste. Marius Moutet, le ministre des Colonies, apprécie Félix Eboué. Il l’envoie donc en Guadeloupe en tant que gouverneur par intérim. Ce n’est pas encore tout à fait le Graal, mais ça s’en rapproche.
Parmi les nombreux discours que prononce Félix Eboué en Guadeloupe, un en particulier reste gravé dans les mémoires. Il se nomme « Jouer le jeu ». Félix Eboué le déclame le 1er juillet 1937 devant les élèves du lycée Carnot de Pointe-à-Pitre. Mais malgré sa volonté de réforme économique sociale et culturelle, malgré sa volonté de dialoguer, Félix Eboué est rappelé à Paris fin juillet 1938. Pendant son séjour en Guadeloupe, deux hommes politiques de gauche se sont évertués à lui savonner la planche avec succès. Il s’agit de Gratien Candace et de Maurice Satineau, tous les deux créoles comme Félix Eboué.
Épisode 3 : Félix Eboué, le saut dans l’inconnu
Le 26 juillet 1938, des milliers de Guadeloupéens accompagnent le gouverneur Eboué à son bateau pour lui témoigner de leur soutien. Rappelé en France, Félix Eboué est fort mécontent. Le climat politique a changé. Le Front populaire n’est plus au pouvoir. Adolf Hitler se fait de plus en plus menaçant. Le nouveau ministre des Colonies, le supérieur hiérarchique de Félix Eboué, se nomme George Mandel. Il envoie Félix Eboué au Tchad et lui donne le statut de gouverneur.
Le 24 janvier 1939, Félix Eboué arrive à Fort-Lamy, l’actuelle N’Djamena. Le Tchad n’est pas une colonie comme les autres. Jusqu’à présent, les militaires français y règnent en maîtres. Malgré tout, comme à son habitude, Félix Eboué s’attelle à la tâche. Il prépare la défense du Tchad, car au nord se trouve la Lybie, colonie italienne dirigée par Mussolini allié d’Hitler. Félix Eboué entreprend un programme de grandes constructions.
Le 1er septembre 1939, l’Allemagne attaque la Pologne. Du Tchad, Félix Eboué suit de près l’actualité. Après la défaite militaire de la France face à l’Allemagne, il souhaite poursuivre le combat. Selon plusieurs historiens, Félix Eboué a bien entendu l’appel du 18 juin du général de Gaulle.
Le général Micro surnommé ainsi aux Antilles redonne espoir à Félix Eboué, qui, à partir de ce moment-là prépare le ralliement du Tchad méthodiquement. Un aristocrate anglais joue un rôle important dans cette affaire. Il s’agit de Bernard Bourdillon, gouverneur britannique du Nigéria, colonie anglaise voisine du Tchad.
Les 26,27 et 28 août 1940, l’Afrique équatoriale française, à commencer par le Tchad, bascule dans le camp de la France libre. On appelle ces trois jours, les trois glorieuses en référence à la révolution de 1830 qui a mis fin au règne de Charles X. Pour le général de Gaulle, le ralliement du Tchad grâce à Félix Eboué est tout simplement une aubaine. Il a enfin des raisons de croire que son combat n’est pas vain. En revanche, pour Félix Eboué, ce ralliement a un coût, d’autant qu’il est sans nouvelles de ses deux fils Robert et Henry, prisonniers de guerre et de sa fille Ginette étudiante à Paris. Seul Charles, son dernier enfant, se trouve en sécurité au Caire. Félix et Eugénie Eboué sont condamnés à mort par le régime de Vichy et leur famille est donc menacée de représailles.
Le 12 novembre 1940, Félix Eboué est nommé gouverneur générale de l’Afrique équatoriale française à Brazzaville qui devient la capitale de la France libre de 1940 à 1943. Félix Eboué doit alors fournir un travail harassant. L’effort de guerre demandé aux colonies est immense. Le travail forcé des populations est maintenu comme dans les colonies aux mains de Vichy ou les possessions britanniques.
À des milliers de kilomètres de l’Afrique, en Guyane, le gouverneur Veber, fidèle du régime de Vichy est renversé le 16 mars 1943. À cette occasion, Félix Eboué prend la parole sur Radio Brazzaville. En juillet 1943, la Martinique et la Guadeloupe se débarrassent à leur tour du régime de Vichy représenté par l’amiral Robert et le gouverneur Sorin.
Épisode 4 : Félix Eboué, le grand oublié
À Brazzaville, de 1940 à 1944, Félix Eboué œuvre sans se ménager pour la France libre. Le travail est éprouvant. De plus, Brazzaville ressemble à un panier de crabes. Les rivalités entre les responsables de la France libre épuisent Félix Eboué. Malgré tout, le gouverneur de l’Afrique équatoriale française croit en son combat. Il a le soutien total du général de Gaulle.
Alors que la guerre n’est pas terminée, le gouverneur Eboué prépare avec son plus proche collaborateur, Henri Laurentie, la conférence de Brazzaville qui se tient du 30 janvier au 8 février 1944. À la conférence de Brazzaville, Félix Eboué préconise, entre autres, la fin progressive du travail forcé, le droit de vote pour les élites africaines et des réformes économiques et sociales pour améliorer la vie des populations.
Après cette conférence de Brazzaville, Félix Eboué est littéralement exténué. Il prend des vacances pour aller visiter les pyramides d’Egypte avec son épouse Eugénie et sa fille Ginette. Lors d’une conférence au lycée français du Caire, il est victime d’un malaise. Hospitalisé, il meurt le 17 mai 1944 à l’âge de 59 ans. Il n’a guère le temps d'apprendre le succès du débarquement en Normandie qui aura lieu en juin. De Gaulle ne peut pas se rendre aux funérailles au Caire. Il est représenté par Pléven, le commissaire aux colonies. La nouvelle de la mort de Félix Eboué en pleine guerre provoque une onde de choc, en particulier en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Pour Eugénie Eboué, la mort de Félix est un drame, elle qui a partagé ses passions et ses combats. Après le décès prématuré de son mari, elle œuvre pour sa mémoire et s’engage en politique. En 1949, la reconnaissance nationale est à la hauteur du personnage. Félix Eboué est panthéonisé. Sa dépouille arrive du Caire à bord du paquebot Le providence. Débarqué à Marseille le 2 mai 1949, le cercueil de Félix Eboué entre au Panthéon en compagnie de celui de Victor Schoelcher le 20 mai 1949.
Huit ans plus tard, en 1957 une immense statue est inaugurée en Guyane sur la place des Palmistes à Cayenne. Elle représente un Félix Eboué, canne à la main qui montre le chemin. André Malraux, l’écrivain et futur ministre de la Culture de de Gaulle a imaginé le texte gravé sur le socle de la statue.
Le 21 janvier 2012, l’aéroport de Rochambeau est rebaptisé Félix Eboué. Son fils Charles qui a été longtemps pilote de ligne assiste à la cérémonie d’inauguration au cours de laquelle Nicolas Sarkozy déclame un discours en l’honneur son père.
Des rues, des places, des écoles, des collèges, des lycées, des stades et même une chanson de Booba portent le nom de Félix Eboué. De nombreuses biographies lui ont été consacrées. Mais globalement, la figure de Félix Eboué reste assez méconnue. Or, l’histoire de Félix Eboué mérite plus que jamais d’être racontée. Gouverneur colonial, intellectuel, bon vivant et héros de la seconde guerre mondiale, il a marqué son époque par sa loyauté, son courage et sa complexité.