Réédition des « Œuvres complètes » de l'auteur haïtien Jacques Roumain

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Les œuvres complètes de l’écrivain Jacques Roumain avait bénéficié d’une première édition il y a 15 ans dans la collection « Archivos » de l’UNESCO. Introuvables depuis, elles viennent d’être rééditées dans la collection « Planète libre » du CNRS.
 

Le ciel est trop vaste pour qu’un enfant puisse le saisir dans ses petits bras. Mais dis-lui : Ciel chapeau melon ; alors il tendra ses menottes vers le firmament accroché à la patère du palmier, cueillera la lune et la mettra dans sa poche. 
O poète enfant ! 


Cette délicieuse petite merveille de poésie est signée Jacques Roumain, dénichée page 73 d’un volume qui en compte 1 600, au sein de ses « Œuvres complètes ». Jacques Roumain, né et mort en Haïti en 1944 à l’âge de 37 ans.

Roumain, poète, romancier, intellectuel communiste, ethnologue… Roumain, auteur culte pour tout Haïtien, absolument méconnu ailleurs. Et quand on dit méconnu, c’est un euphémisme.
 

L’entrée dans la « Pléiade » des écrivains francophones

Nous nous rendons à l’Ecole normale supérieure, sur la montagne Sainte-Geneviève, au cœur du Quartier latin, à Paris.
L’universitaire Yves Chemla va y présenter la réédition des « Œuvres complètes » de Jacques Roumain. Le volume est le 7e de la collection « Planète libre » du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), une « Pléiade » des écrivains francophones, précisément des écrivains du Sud.

Cette collection a déjà accueilli la poésie complète de Senghor, tout Césaire (un volume épuisé), les poèmes du Congolais Sony Labou Tansi, les Œuvres complètes de l’intellectuel malgache Jean-Joseph Rabearivelo (deux volumes) et les Portraits d’Albert Memmi.

Nous voici donc prêt à écouter de doctes érudits ou des lecteurs passionnés pour qui Roumain est un maître, tel l’académicien Dany Laferrière, venu lui rendre hommage pour son roman le plus connu « Gouverneurs de la rosée ».
 

Question d’oral à Normale Sup’

Demandant notre chemin dans les dédales de l’ENS, on traverse la très belle cour de l’Ecole la plus prestigieuse de France, une école d’élite, la première au classement mondial des Prix Nobel qui en sont issu en proportion au nombre d’étudiants. (Le Monde, 17.10.2016)

C’est un jardin hybride qui tient de la cour d’un cloître et d’un campus universitaire à taille humaine. Aux étudiants en mathématiques, qui préparent un examen pour le lendemain, nous avons demandé si le nom de Jacques Roumain signifiait quelque chose. Pas gênés qu’on les enquiquine, leur réponse tombe comme une évidence : « non absolument pas ». Sauf un étudiant goûtant d’un modeste biscuit au chocolat qui évoque l’engagement communiste de l’écrivain haïtien.

A une table voisine, les étudiants de philosophie restent cois devant le nom de Roumain. Les étudiants de lettres étaient occupés ailleurs. Ce n’est pas une surprise : l’enseignement même d’élite suit un programme académique et l’évocation d’autres grands noms de la littérature haïtienne que Jacques Roumain n’aurait probablement pas suscité davantage de réactions.
 

Un pavé dans la mare de notre ignorance

On pense à Jacques Stephen Alexis (tout récent Prix Jean d’Ormesson pour « L’espace d’un cillement ») ou Marie Vieux-Chauvet, auteure du roman « Amour, colère, folie ». Ils ne sont pas connus en France malgré le travail d’éditeurs comme Zulma ou Emina soleil.

Ainsi la réédition des « Œuvres complètes » de Jacques Roumain est un pavé dans la mare de… notre ignorance. Une telle édition, passionnante, aussi poétique qu’un recueil de Césaire, aussi humaine que la traversée d’une vie de météore achevée soudainement à l’âge de 37 ans, souligne cette évidence : des œuvres considérables accessibles en français, leur langue même d’écriture – et quelle langue ! – sont inconnues à deux pas de l’Académie française.

« Le Jacques Roumain » est une réédition d’un travail entrepris par l’universitaire Léon-François Hoffmann, mort il y a tout juste un mois et qui avait signé la première édition des « Œuvres complètes » dans la collection Archivos de l’UNESCO en 2003.
 

Roumain, né dans la grande bourgeoisie, défenseur du paysan haïtien

Dans l’édition 2018, on lira les contributions de René Depestre, Michel Serres ou la correspondance avec le poète cubain Nicolas Guillén (1902-1989)… qui lui a dressé cet éloge :

Haïtien, dis-moi, as-tu vu
passer son front à la peau brune
et voler son ombre suave ?
Il fut d’acier, il fut de lune.
Il parlait d’une voix très grave.
Il se montrait sévère et triste. 


Son ami cubain écrit de Jacques Roumain (p. 913) : « Il prit parti pour le peuple haïtien, pour le Nègre exploité ; il se mit aux côtés du paysan courbé jour après jour dans les « coumbites » [travail agricole collectif]. Il fut par conséquent un écrivain réaliste. C’est la présence de la terre qui domine dans ses poèmes comme dans ses romans, avec l’homme qui vit d’elle en conflit non seulement avec la Nature, mais aussi avec le système social qui fait de lui un esclave. »


« Gouverneurs de la rosée », un roman traduit en une vingtaine de langues

Gouverneurs de la rosée, beau titre « pour célébrer les victimes », explique Léon-François Hoffman dans sa présentation du roman : « Ces paysans noirs, travailleurs acharnés, dont il suffirait de citer le titre magnifique qu'ils se décernent à eux-mêmes : gouverneurs de la rosée, pour définir leur dénuement et l'orgueil qu'ils éprouvent de leur destin. »

Extrait de Gouverneurs de la rosée (p. 327-328) :
« Ce que nous sommes ? Si c'est une question, je vais te répondre : eh bien, nous sommes ce pays et il n'est rien sans nous, rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte ? Le café, le coton, le riz, la canne, le cacao, le maïs, les bananes, les vivres et tous les fruits, si ce n'est pas nous, qui les fera pousser ? Et avec ça nous sommes pauvres, c'est vrai, nous sommes malheureux, c'est vrai, nous sommes misérables, c'est vrai. Mais sais-tu pourquoi, frère ? À cause de notre ignorance : nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d'un point à l'autre du pays et nous ferons l'assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. »

Une utopie qui nous fait penser à la cité future d’Émile Zola, au XIXe siècle, pour qui les ouvriers étaient pris entre malédiction et rédemption par le travail…
 

Sur le fond, un poète engagé ; sur la forme, une langue inégalable, selon Dany Laferrière

Il y a bien un académicien pour qui Roumain résonne comme un soleil, c’est Dany Laferrière, pour qui le roman phare de Roumain, « Gouverneurs de la rosée » est un modèle. Il l’a fait lecteur avant que de le faire écrivain. Il lui reconnaît ce talent de savoir décrire la lumière d’Haïti comme nul autre. « Pourquoi il est important ? Parce que je pense qu’il a fait de moi un lecteur. Souvent on commence à lire avec une certaine arrogance en croyant pouvoir faire, mais à un moment donné, j’ai vu dans « Gouverneurs de la rosée » quelque chose d’impossible. Mais qui n’était pas écrasant.

C’est une évidence. Je ne vais quand même pas refaire le jour, le jour est là, le ciel est là, il est immense et bleu avec des nuages. je sais très bien que je ne peux pas faire ces arbres, faire ce ciel ni ce jour et je l’accepte et je m’en réjouis et je jouis de cela, c’est ça Roumain, c’est ça « Gouverneurs de la rosée ». Il est là bien planté. Il a été fait par un écrivain qui s’appelle Jacques Roumain.
Mais en réalité, il a été fait par les Haïtiens, par l’histoire haïtienne, par les rivières, par le chant des oiseaux, il le dit lui-même d’ailleurs. C’est vrai, il est quelque chose d’évident dans l’œuvre de Roumain et ça parle d’Haïti, et ça transporte ce petit village de Fonds-Rouge de « Gouverneurs de la rosée » à l’universel et ça c’est un cadeau. »
 

Roumain, « le premier écrivain moderne »

Pour l’universitaire Yolaine Parisot, professeure de littératures francophones et comparées à Paris-Est Créteil, une telle réédition n’est pas qu’un « symbole fort » (« la mise en avant d’un écrivain haïtien largement méconnu aujourd’hui »). « Roumain était un poète engagé, capable d’affronter ses contradictions de marxiste pour qui ‘la religion est l’opium du peuple’ et en même temps de défendre le vaudou contre les attaques de l’église catholique, le vaudou comme référence identitaire. »

Outre la mise à disposition pour les chercheurs d’un ensemble de textes (romans, poésies, nouvelles correspondances, articles de journaux), c’est une plongée dans une « histoire littéraire mondiale » et « la redécouverte des années 1940-1940 où le cosmopolitisme est particulièrement fort ; une époque qui peut servir de miroir à notre époque ».

Pour l’universitaire Yves Chemla, coordinateur de cet ensemble après Leon-François Hoffmann, « Roumain est le premier écrivain moderne qui a compris qu’un écrivain appartenait à un réseau d’écrivains et d’artistes, un réseau local mais aussi international »


 Jacques Roumain (Haïti, 1907-1944), Œuvres complètes, CNRS éditions, ITEM, Édition critique coordonnée par Leon-François Hoffmann (1932-2018) et Yves Chemla.

L’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes) est un laboratoire du CNRS spécialisé sur la génétique des textes. C’est à lui que l’on doit la présentation des différentes versions des écrits de l’auteur et leurs variations, un outil utile aux chercheurs.