Yvon Thiburce habite un immeuble sans trop de charme, une HLM de la ville d'Aubusson, à trois quarts d'heure de voiture de Guéret. Au deuxième étage, il occupe le même appartement depuis une quarantaine d'années. « Je voudrais bien retourner vivre à La Réunion, mais comment faire pour arriver là-bas ? Il faut tout recommencer à zéro. C’est pas facile de recommencer une vie à zéro. »
Ce fan de courses de chevaux, à en croire le poster du PMU accroché au mur du salon, en veut à Michel Debré de lui avoir volé sa vie. « Moi, ils m’ont enlevé dans la rue avec mon frère, carrément, commence-t-il à raconter timidement. Ce sont les flics qui nous ont ramassés. Ils disent que j'ai fugué, mais ce n'est pas vrai ! Ils m'ont enlevé, au Port, en 1959, et ils n'ont rien dit à mon père. » En 1959, Yvon Thiburce n'avait pas encore 7 ans. Après un examen médical à Saint-Denis, il est emmené avec l'un de ses frères au foyer Poittevin, à la Plaine des Cafres. « Ma mère est décédée en 58, mais j'avais encore mon père, mes frères et mes sœurs. J'avais presque toute ma famille encore. J'ai su plus tard qu'une de mes sœurs m'avait cherché pendant plusieurs semaines. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que j'étais encore à La Réunion en 1966, 7 ans après l'enlèvement. »
« Je ne voulais pas partir »
Pendant ces sept années, le jeune Yvon est d'abord placé dans une première famille à La Réunion qu'il quittera assez rapidement : « Ils nous ont trouvé une famille, avec mon frère. Mais cette famille n’a pas voulu de moi, elle a juste voulu garder mon frère ! Il leur rappelait quelqu’un... » Le foyer lui trouve alors une deuxième famille, d'où il prendra cette fois lui-même la décision de partir. « Je me suis sauvé, et je ne voulais pas y retourner, parce qu’on me tapait dessus dans cette famille. Donc je suis resté au foyer. » Un matin de septembre 1966, le directeur du foyer envoie quelques-uns des enfants réunionnais à Saint-Denis chercher des costumes et des valises. « On ne savait pas pourquoi, se souvient Yvon Thiburce. Et quand on est revenus avec nos bagages, c’est là qu'on nous a dit qu’on partait. Sans explication. Moi, je ne voulais pas partir. »
Lui et ses petits camarades sont mis dans un avion, direction Paris, un long voyage à deux escales, puis dans un car pour se rendre dans la Creuse. C'est là qu'ils découvriront pour la première fois une neige qu'ils mangeront pour la goûter. « Au foyer à Guéret, ça ne s’est pas trop mal passé parce qu’on avait retrouvé les copains. Donc ça ne nous a pas beaucoup dérangés. C’est après, quand on nous a mis dans une famille que c'était plus compliqué. »
La boulangerie toute sa vie
Avant même qu'il n'arrive, la DDASS avait déjà trouvé une famille au jeune Portois de 14 ans. Le père et la mère sont venus le chercher un jeudi soir. La nuit était déjà tombée sur Guéret. « Moi, j’étais dans une famille de boulangers. Je me suis sauvé plusieurs fois. Mais je ne me plains pas de cette famille, au contraire. Ils m’ont bien appris mon métier. Je ne regrette pas ces gens-là, ils n’ont pas été méchants avec moi. Et puis ma chambre était située juste au-dessus du four, il faisait chaud. » Yvon Thiburce est resté dans cette famille jusqu'à ses 20 ans. S'il n'est pas allé à l'école – l'instituteur l'avait jugé trop vieux – il obtient toutefois son CAP de boulangerie.
S'ensuivront un nouveau départ, à Aubusson, chez un patron qui lui volera une partie de son argent, le lancement de sa propre boulangerie qu'il finira par revendre, quelques années plus tard, arnaqué par sa propre femme. « La boulangerie, ce n'est pas ce que je voulais faire au départ. Moi, je voulais être menuisier. Mais la DDASS ne nous laissait pas le choix. » Bien heureusement, le bonheur arrivera par des retrouvailles. « J'ai revu mes frères et soeurs en 2003, à La Réunion. C'est un journaliste qui les a retrouvés. Quand j’ai retrouvé mon frère, celui que j'appelais Dada, il m’a dit ça, il croyait que j’étais mort. Les retrouvailles, qu'est-ce que c’était bien ! Mon frère disait qu'il ne voulait pas pleurer, mais il a bien pleuré quand même. »
Mensonges
Après la plainte de Jean-Jacques Martial, l'un de ces Réunionnais de la Creuse, en 2002, ces exilés ont reçu la possibilité de consulter leur dossier auprès des services sociaux. « Quand on apprend ce qui s’est réellement passé, on ne réagit pas tout de suite. C’est après qu’on réalise qu’on a été dupé. Quand je suis allé chercher mon dossier, j’ai vu qu’ils s’étaient vraiment foutus de notre gueule. » Pour cela, Yvon Thiburce en veut aux services sociaux : « Ils disent que mon père a voulu m’abandonner, qu’il a signé le document. Mais mon père, il ne savait ni lire, ni écrire, ni compter ! Sa signature, c’est une empreinte de pouce. Et puis, comme par hasard, tous les papiers ont cramé. Et puis ils n’ont pas enlevé que des gamins de mon âge. Il y a des enfants de 2 ans, de 2 mois, 6 mois qu’ils ont enlevés. »
Très remonté, sa timidité désormais disparue, le Réunionnais raconte ensuite les étranges découvertes de l'administration, au moment de son mariage. « Quand ils m’ont pris, les services ont dit que j’étais né de père et de mère inconnus. Ils ont écrit que mon père était impotent. Mais ce n’était pas vrai. Il n’était pas impotent du tout. Et quand je me suis marié en 1973, comme par enchantement, ils ont retrouvé le nom de mon père et de ma mère, sur le livret de famille. »
Aujourd'hui, le jeune retraité de 61 ans, Creusois d'adoption comme il se définit, attend avec impatience que la résolution soit enfin votée par l'Assemblée Nationale. « La résolution, ça va peut-être bien soulager pas mal de gens. Dont moi ! Il faut qu’ils reconnaissent. »
Le reportage audio
Portrait Thiburce