Il se souvient de la date exacte. C’était le 6 septembre 1966. Un mardi. Ce jour-là, deux cars entiers de jeunes Réunionnais arrivent à Guéret, dans la Creuse, au foyer de l’enfance. Les assistantes sociales sont débordées, des matelas sont posés par terre à la hâte. Il faut dire que l’établissement n’était prévu que pour 45 lits. Ce jour-là, Simon A-Poi est quelque peu terrorisé : « Il y avait de tous les âges, des 12 ans, des 15 ans, des 17 ans, même des 3 ans. Ça déboule dans ce bâtiment, chacun avait son quartier, celui des petits, celui des grands, celui des filles, avec des psychologues. Ça faisait vraiment drôle ! On se sent un petit peu perdu au début. » Simon, lui, a 12 ans. Il arrive avec toute sa fratrie, quatre frères et soeurs, ainsi qu’avec ses 12 cousins. « On est la plus grande famille à être arrivée dans la Creuse. »
À La Réunion, c’est sa grand-mère qui l’élevait, son père est décédé quelques mois plus tôt, sa mère à la naissance de sa dernière soeur. « On était bien, on n’était pas malheureux. On n’avait pas des richesses énormes mais on vivait bien », se souvient Simon A-Poi. Il comprend pourquoi sa grand-mère a voulu les envoyer dans l’Hexagone. « Elle travaillait à la préfecture, elle était au courant du plan mis en place par Michel Debré. Pour elle, quelque part, partir en France, c’était l'eldorado, pour qu’on puisse avoir un bon métier. Mais il y a eu des dysfonctionnements. Des choses pas bien belles… »
« La neige ? On a cru que c’était du coton… »
En arrivant en métropole, il a d’abord fallu s’adapter. Au climat. À la nourriture. Aux autres. « Nous, quand on nous a dit qu’on partait en métropole, se souvient Simon, on ne connaissait pas. Pour nous, c’était Paris, la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe. Et nous nous sommes retrouvés dans un foyer à Guéret. Au mois d’octobre, la première fois qu’on a vu la neige, on croyait que c’était du coton qui tombait. Et puis on était en tongs ! Il a fallu s’adapter. » Le Dyonisien est d’abord resté une petite année au foyer. Sa grand-mère lui envoyait régulièrement des colis, des letchis, des fruits du pays, de quoi remonter le moral à toute la troupe. Il a ensuite été placé dans une première famille, puis dans une deuxième. Mais à chaque fois, c’était le même ennui. Sa petite corpulence et sa fragilité l’auront, contrairement à d’autres, exempté de travail. Le jeune Simon est envoyé à l’école. « J’ai eu de la chance d’y aller. On était trois petits réunionnais, alors les petits guéretois venaient nous voir et nous touchaient. Ils n’avaient jamais vu de Noirs. Ils disaient : “Ah non, ça ne déteint pas !” Bon, c’était marrant. » L’adolescent obtiendra son certificat d’études, puis un CAP de cuisinier, ce qu’il désirait absolument faire, et ce, malgré les déboires physiques qui le font encore boiter aujourd’hui. Atteint d’une certaine fragilité osseuse, Simon A-Poi s’est fracturé la jambe à plusieurs reprises, le clouant au lit pour de nombreux mois.
Retour sur l’île 20 ans plus tard
« Si j’ai réussi, c’est par ma volonté, ma force de caractère. C’est aussi une question de chance. Beaucoup ont eu moins de chance que moi. Moi, j’ai eu un destin pas trop mal. » Bientôt, le Réunionnais sera à la retraite. Il achèvera 31 ans de bons et loyaux services au centre médical de la petite ville de Sainte-Feyre. Ce n’est pas pour autant qu’il retournera vivre à La Réunion : « On me demande toujours pourquoi je ne suis pas retourné là-bas. Mais vous savez, quand on arrive ici à l’âge de 12 ans, qu’on a été coupé de toutes ses racines, qu’on s’est adapté à cette vie métropolitaine, c’est compliqué de repartir. Maintenant, j’ai tous mes amis ici, je ne vais pas repartir de zéro. » Sur l’île de La Réunion, Simon A-Poi y est retourné pour la première fois en 1986, 20 ans après l’avoir quittée. « On nous avait pourtant promis qu’on pourrait revenir de temps en temps pour revoir notre famille. Mais les promesses n’ont pas été tenues. Moi, j’ai dû y aller de ma propre initiative, avec mon propre argent. »
Aujourd’hui, Simon se sent aussi bien Creusois que Réunionnais. Ses racines ne le quittent jamais, chez lui tout est labellisé 974. Il y a une dizaine d’années, le cuisinier a pu consulter son dossier de la DDASS. « Ça m’a permis de savoir, de comprendre comment j’étais venu ici, confie-t-il. C’est bizarre qu’ils aient conditionné comme ça ma vie. C’est eux qui prenaient toutes les décisions, ils ont manipulé la vie de chacun. Si j’avais l’occasion de pouvoir retourner en arrière, je retournerais en arrière. Pour rester chez moi. » Pourtant, assure-t-il, « l’idée était bonne ! Mais Debré a mal été encadré. Les gamins ont été placés sans faire d’enquête… »
Mardi, l’Assemblée Nationale reconnaîtra l’erreur de l’État français dans cette affaire. « Quand on reconnaît ses erreurs, on devient plus grand. »
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Portrait A-Poi