C’est depuis chez lui à New York qu’Yves Joseph, dit Fanfan, répond à nos questions. Nous sommes à quelques jours du concert parisien (le 30 avril à la Cigale) qui célèbrera les cinquante-cinq d’existence du groupe haïtien Tabou Combo. Et lorsqu’on l’interroge sur cette prouesse, Fanfan nous répond du tac au tac. "On ne pose jamais cette question aux Rolling Stones. Ils sont pourtant plus vieux que nous, eux". Ce qui n’est pas tout à fait faux.
Fanfan, qui joue du tambour, approche les soixante-quinze ans. Il est l’un des membres fondateurs du groupe-phare du compas et assène : "Nous n’avons pas encore terminé notre mission.Tant qu’on peut bouger, tant qu’on peut inspirer les gens, on va continuer jusqu’à ce qu’on puisse passer le relais". A l’en croire, le groupe s’était fixé cet objectif dès ses débuts. À l’époque, ses membres, encore lycéens et quelque peu croyants "se sentaient investis d’une mission sur terre : donner du plaisir aux gens, aux malades. On se faisait d’abord plaisir certes. Mais on pensait ensuite grandir, se marier et passer à autre chose". Cinquante-cinq ans plus tard, Tabou Combo est toujours là. Et il tient, car les membres du groupe mettent leur ego au service du collectif.
Dans les années 70, plein de groupes sévissaient en Haïti : les Ska-Sha, les Shleu-Shleu, les Frères Déjean, Magnum Band ou encore Jet X. La chance de Tabou Combo est d’être parti à Brooklyn, l’un des quartiers de New York. Le groupe se rapproche de sa diaspora plus fortunée, il se libère du joug du dictateur Duvalier, et surtout, il se frotte à la scène musicale locale. Résultat, cette formation issue de la tradition haïtienne des mini-jazz (formations sans cuivres) change de braquet "afin d’attirer le public américain".
C’est en découvrant Earth, Wind and Fire, que Tabou Combo introduit des cuivres, avec des musiciens du cru qui apportent leur groove. "On voulait faire une musique scénique, rock. On était un groupe yéyé. En plus du jazz, de la bossa nova, on écoutait les Rolling Stones, les Beatles. C’est ce qui marchait à l’époque. On voulait plaire aux gens en dehors d’Haïti. Car chez nous, on trouvait notre musique trop rapide pour danser, tandis qu’aux Antilles, au contraire, ils l’appréciaient". Le fait qu’ils chantent, notamment en français et en créole, a aussi facilité le rapprochement.
En 1975, le single New York City (dix minutes de musique compas/funk échevelée) confirme qu’ils ont trouvé la bonne recette. Ce morceau, à l’origine un morceau de carnaval, cartonne d’emblée. Il se vend à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, arrive en tête de certains charts même à Paris. Comme les Rolling Stones ou Kassav, ils enchainent les tournées dans le monde entier. Balthazar, ancien animateur vedette aux Antilles, se souvient d’une anecdote parisienne. "En 74, sur les Champs-Elysées, il y avait un attroupement devant le magasin de musique Lido Music. Les gens dansaient sur le trottoir en entendant New York City. Ce succès, amené d’abord par les Antillais, a été tellement phénoménal qu’on entendait cette chanson sur Europe 1; Eddie Barclay (grand producteur français de musique de l’époque) avait même racheté les droits du titre".
Pour Balthazar, ce titre les marque à jamais. "Devant le succès de New York City, Tabou Combo a choisi de surfer sur cette vague. Ils sont restés un groupe festif. Ils n’ont jamais pris de position significative ou marquante". Bien leur en a pris, car c’est sans doute cette posture qui séduisit le manager des Commodores qui les repère en concert. Il les introduit auprès de Berry Gordy, le célèbre fondateur de la Motown qui leur propose un contrat. "Mais on a refusé" se souvient Fanfan, "ils voulaient écrire à notre place". Pourquoi changer quelque chose qui fonctionne si bien ? On leur donne d’autant plus raison que par la suite, les cinéastes Maurice Pialat et Jonathan Wacks ont pioché dans leur répertoire pour illustrer respectivement leur film Police et Mystery Date. Sans compter Carlos Santana qui a repris leur titre Mabouya rebaptisé Foo Foo.
Sans Herman Nau, autre fameux co-fondateur du groupe décédé en 2021, mais avec son chanteur vedette Shoubou, Tabou Combo qui chante indifféremment en anglais, en espagnol et bien sûr en français et en créole, débutera sa grande tournée ce dimanche à Paris. Puis, le groupe enchaînera sur les Antilles (le 5 mai en Martinique, le 7 en Guadeloupe) avant de poursuivre à Saint-Martin, au Guyana et au Costa Rica. Vive le compas.