Aux douanes d'Orly
"Aérez parce que vous allez vous sentir mal !" conseille Christophe Bertani, le directeur adjoint des douanes d’Orly aux deux agents douaniers qui ont descellé le double-fond de la valise. Sous leurs yeux, 3.4 kilos de poudre blanche à l’air libre, dissimulés par une forte odeur de solvant. Interdit de s’approcher sans un masque de protection, car la poudre est trop pure et les solvants très puissants.
"Je ne m’en sors pas avec le RSA"
Quelques minutes auparavant les agents interrogeaient la propriétaire du bagage, une femme de 49 ans passagère d’un vol en provenance de Cayenne. C’est la forte odeur de solvants qui les a interpellés. Ils ont vidé la valise, l’ont passée au scanner qui a révélé le double-fond.
La femme, originaire de Cayenne et mère de quatre enfants vit depuis deux ans dans le nord de l'Hexagone. Elle devait commencer une formation au mois de juillet. "Je ne m’en sors pas avec le RSA", confie-t-elle. Écoutez son témoignage :
Des avions remplis de mules
Sur ce vol Paris-Cayenne qui comptait 224 passagers, cinq mules ont été interpellées : trois au départ et deux à l’arrivée à Orly. Sans compter, peut-être, celles qui n’ont pas été repérées. Ou bien celles que l’on laisse volontairement passer dans le but de remonter la filière dans l’hexagone.
"Nous échangeons du renseignement, des personnes qui sont identifiées par les services d’investigation, nous effectuons également du ciblage de passagers" explique Christophe Bertani. Parfois les autorités laissent fuiter l’annonce d’un contrôle sur tous les passagers d’un vol Cayenne-Paris. "On se retrouve alors avec des avions qui sont vides au tiers, voire aux deux-tiers", raconte Laure Beccuau, procureure au Tribunal de Créteil, où sont jugées toutes les personnes interpellées à Orly.
Tout l'Hexagone est touché
À l'aéroport d'Orly, la moitié de la cocaïne saisie depuis an provient de la Guyane. Ces chiffres sont corroborés par ceux de l’antenne aéroportuaire de l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCRTIS). Dans ce bureau volontairement dissimulé dans la zone cargo de l’aéroport de Roissy, seize agents sont chargés d’interroger les passeurs de drogue interpellés dans les deux aéroports parisiens. "Aujourd’hui 60% de leur charge de travail est consacrée aux mules en provenance de Cayenne", précise Françoise Ouatki, commandant divisionnaire en charge de l’antenne.
Le profil des mules
Les locaux sont dotés de deux mini cellules (photo ci-dessus). Mais les mules passent la nuit dans des commissariats alentours si leur garde à vue est prolongée. Le profil de ces passeurs est souvent le même : des personnes sans revenu fixe, en majorité des jeunes hommes, parfois originaires du Suriname, et qui souvent ne connaissent rien à la géographie de l’hexagone. « Soit ils sont réceptionnés directement à l’aéroport, soit on leur indique de prendre un train et de se rendre dans une ville de province » note le commandant divisionnaire.
Car la particularité des réseaux guyanais, c’est qu’ils se développent dans des petites villes de l’hexagone. De plus en plus de procès de trafiquants guyanais ou surinamais interviennent dans des juridictions de province.
"La production de cocaïne en Colombie bat des records historiques"
"On ne peut pas comprendre le développement du marché de la cocaïne en provenance de la Guyane sans prendre en considération le contexte régional", souligne Michel Gandilhon de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies. Or en 2016 la Colombie, premier pays producteur de cocaïne a exporté 800 tonnes de poudre blanche. "Un record historique" qui explique en partie l’explosion du trafic sur le continent sud-américain.
Autre raison : la proximité du Suriname, État historiquement lié au commerce de la cocaïne, et au renforcement du contrôle de ses frontières : "l’aéroport du Suriname et les vols à destination de la Hollande sont devenus beaucoup plus hermétiques que l’aéroport de Cayenne" constate Christian Nussbaum, le patron de la Police Judiciaire Antilles-Guyane.
Conséquence, le trafic s'est reporté vers Cayenne. "25 à 30% du marché de la cocaïne en France sont alimentés depuis la Guyane", estime Michel Gandilhon de l’OFDT. Même si une partie de la marchandise est renvoyée vers les Pays-Bas.
"60% de taux de pureté"
Autre particularité du trafic de cocaïne en provenance de la Guyane, la "qualité" de la drogue vendue au détail.
On observe des taux de pureté très très élevés depuis 2016-2017. Pour les saisies inférieures à dix grammes, nous sommes à 60% de pureté. C’est vraiment énorme !
Michel Gandilhon, Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies
De manière plus générale le marché de la cocaïne en France s’est beaucoup "démocratisé" ces dernières années. En France les consommateurs de poudre blanche ne sont plus forcément des personnes riches et intégrées dans la société. Le phénomène touche aussi les classes moyennes, voire des gens qui vivent dans la rue.
Des "cocaïne call-center"
Dans l'Hexagone, les trafiquants s’adaptent. "Les prix de la cocaïne au gramme varient entre 65 et 80 euros le gramme. Mais le produit peut être vendu par doses de dixièmes de gramme aux usagers marginalisés à la somme de vingt euros", explique Michel Gandilhon.
Les techniques de vente sont de plus en plus sophistiquées :
A Paris depuis trois-quatre ans, se développe le phénomène des ‘’cocaïne call-center’’. Vous appelez un numéro qui contacte un livreur qui vous apporte la cocaïne à domicile. Avec des systèmes de relance par SMS et d’offre promotionnelles.
Michel Gandilhon
Derrière ce marché se cachent des milliers des passeurs qui mettent parfois leur vie en danger en dissimulant la drogue "in corpore". Elles ingèrent ou cachent dans leurs parties intimes des boulettes de cocaïne confectionnées avec des préservatifs ou des ballons gonflables.
Le transport "in corpore" un risque mortel
Ces mules, une fois repérées, sont amenées à l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu, un hôpital situé en plein centre de Paris. Les médecins, formés à leur accueil, confirment la présence du produit par des radiographies, puis les placent dans des chambres sous surveillance le temps qu’elles évacuent les ovules.
Car le danger est double. "Les boulettes peuvent obstruer, voire perforer les voies digestives", explique le docteur Bertrand Becour, médecin hospitalier à l’UMJ. "Ou bien elles peuvent éclater et provoquer une intoxication massive à la cocaïne. Et là c’est quasiment mortel dans les heures qui suivent."
Anne-Claude Savy, avocate au barreau du Val-de-Marne est souvent amenée à défendre des mules jugées en comparution immédiate au Tribunal de Créteil. "J’avais une cliente enceinte d’un mois et demi", raconte-t-elle, "elle avait dissimulé deux-cent grammes de cocaïne dans son vagin, à proximité d’un fœtus en gestation. Ca démontre bien à quelles extrémités certaines personnes en sont réduites."
Un tribunal qui croule sous les affaires de mules en provenance de Cayenne
L’avocate constate aussi la multiplication des procès de mules en provenance de la Guyane. "Nous avons atteint des pics à une quinzaine de dossiers par semaine", confirme Laure Beccuau, procureure au TGI de Créteil. "C’est énorme !"
Il y a quelques années, la plupart des interpellations conduisaient à l’ouverture d’une information judiciaire pour tenter de remonter la filière. Désormais les mules sont jugées en comparution immédiate. Elles sont amenées au Tribunal par la police, puis interrogées par des travailleurs sociaux dans le cadre de l’enquête de personnalité. Leur avocat est commis d’office, l’audience dure environ quarante-cinq minutes, et à l’issue de celle-ci, elles sont incarcérées en région parisienne. Car les jugements se soldent tous, ou presque, par des peines de prison ferme.
Inégalité de traitement ?
Ce processus judiciaire très classique soulève aussi la question de l’égalité de traitement. « Ces personnes n’ont absolument aucun lien avec l’endroit où elles ont été interpellées : pas de travail, pas de famille », rappelle la procureure Laure Beccuau. Concrètement, rares sont celles qui peuvent bénéficier d’une remise en liberté sous contrôle judiciaire ou d’un suivi à leur sortie de prison.
L’éloignement géographique et la recrudescence des cas conduisent à un traitement plus expéditif de leur dossier. Une double peine pour ces personnes qui sont déjà le maillon faible d’un trafic florissant.
En février 2017 une femme de 32 ans est décédée lors d’un vol Cayenne-Orly. Une des boulettes qu’elle avait ingérées a explosé. La jeune femme était accompagnée de son fils de trois ans. "On avait ouvert une information judiciaire pour identifier les trafiquants et les poursuivre pour homicide involontaire", se souvient Laure Beccuau. "On n’a jamais pu établir de lien avec d’autres personnes". Le dossier s’est soldé par un non-lieu.